« Sur la
route du songe, j’ai rencontré le vent. Il m’a enveloppée dans ses voiles de
brume et nous sommes partis vers les horizons bleus des pays où fleurissent les
orangers. Des palais d’ocre et de terre brûlée s’élèvent parmi les oliviers et
les bougainvillées. Tout près de la fontaine, j’ai croisé le génie de la mer.
Il m’a emmenée sur le pont d’un voilier où j’ai vu des pirates jouer aux dés
une malle ornée de fleurs de lys. Le temps d’un battement de cil, tout s’est
écroulé et je me suis retrouvée sur le sable en mer Egée.
Cette
complainte, je la murmure chaque jour, comme une sorte de prière. Une femme
inconnue s’empare de mon âme. J’ai beau protester que je suis un homme, et
vouloir faire preuve de virilité, cette inconnue n’en fait qu’à sa tête et
poursuit ses délires. C’est un peu comme si Cassandre s’était réincarnée en moi
qui ne peux que chanceler sous la responsabilité du destin. »
Aurélien
relut les lignes qu’il avait tracées sur son cahier d’écolier au retour de
l’une de ses promenades sur les galets abandonnés par la Bléone, cet affluent
de la Durance qui lui apportait comme autant de pierres précieuses les
matériaux du rêve.
Il soupira en
songeant qu’il n’avait guère de talent puisqu’il était dépendant de la rivière.
Une jeune femme infiniment désirable s’était emparée de son âme et peu lui
importait après tout son origine puisque son cœur vibrait à son évocation.
Après un repas de pain, fromage et olives, il erra dans l’unique rue du
Brusquet, le village où il s’était retiré pour écrire à sa guise.
Il
connaissait chaque habitant et réservait une parole aimable pour les personnes
rencontrées sur son chemin. Il remarqua néanmoins que tous paraissaient
préoccupés et répondaient du bout des lèvres à ses amabilités. Osant poser une
question sur le souci qu’il semblait entretenir au cafetier du village, un
homme aimable qui avait quitté Oran pour se ressourcer en Provence, il
s’entendit faire cette réponse surprenante : « Çà irait mieux si on
ne nous avait pas volé nos rêves »
Stupéfait,
Aurélien interrompit sa promenade et commanda un café, invitant le petit homme
volubile à sa table. Le patron ne se fit pas prier. Il était connu au village
pour son intarissable bagout. Aurélien attendit patiemment que les vannes
s’ouvrent, ce qui ne manqua pas d’arriver.
C’est la Fine
qui a poussé le premier cri d’alarme. Chaque nuit, elle rêvait de son mari
qu’elle avait passionnément aimé et qui était mort en pleine jeunesse, la
laissant veuve pour son grand désespoir. Depuis, elle se consolait car il
venait la visiter chaque nuit, lui murmurant les mots d’amour qu’il n’avait pas
osé lui dire de son vivant. Or, la nuit dernière, pour la première fois, il
l’avait laissée à son chagrin. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit et
s’était levée à l’aube, harassée et pantelante.
Son infortune
avait fait le tour du village. Les témoignages de compassion furent nombreux.
Le premier moment de l’émotion passée, chacun se rendit à l’évidence. Aucun
habitant du village n’avait rêvé cette nuit là. Le forgeron qui était visité
chaque nuit par des créatures de rêve savamment dénudées avait dormi aussi
raide que son enclume et s’était réveillé de fort méchante humeur. En narrant
sa déconvenue, il remplaça la vision érotique en jolies chevauchées de poulains
mais personne ne fut dupe car tout le village connaissait l’érotomanie du brave
homme. Ce géant de village, habile dans les tournois qui opposait les hommes
les plus forts de la contrée faisait un peu peur aux jolies filles dont la
taille fine semblait devoir ployer entre les mains gantées de cuir de cet homme
montagne. Clotilde, vénérée dans le village pour son aptitude aux lettres
classiques, regrettait de ne pas avoir pu résoudre un problème grammatical qui
hérissait sa dernière version latine. Généralement, elle avait la surprise
d’une égérie latine qui lui soufflait la réponse dans un rêve et, au petit
matin, il lui suffisait de recopier ce don nocturne. Cette fois, il n’en avait
rien été et la difficulté barrait toujours sa traduction comme une tache noire.
Il ne lui restait plus qu’à consulter Monsieur le Curé. Elle apprit avec
désespoir qu’il avait été muté dans une paroisse plus riche et qu’il ne
reviendrait au Brusquet que pour les pèlerinages. Cette phrase la hanta jusqu’à
ce qu’elle finisse de guerre lasse, par proposer une traduction littérale
dépourvue de sens, ce qui lui vaudrait une sanction catégorique. Pour la
première fois, elle rejoignit l’université avec appréhension. Quant à
l’ensemble des habitants du village, cette nuit sans rêve apparut comme une
anomalie funeste.
Le petit
homme termina son tour d’horizon en exprimant son désespoir de n’avoir pas été
visité par un bon génie qui lui envoyait de magnifiques vues panoramiques d’un
complexe hôtelier qu’il souhaitait construire dans la vallée. Il commença à
dessiner sur la nappe de papier blanc gaufré les plans de son rêve puis
s’arrêta soudain, dénué d’inspiration. Pour expurger la peine qui sourdait en
son cœur, il alla chercher le remède qui chasse les soucis, la bouteille
d’anisette et ses deux jolis verres mais Aurélien déclina l’invitation. Il
prétexta une course urgente et s’en fut rapidement chez lui, pressé de renouer
avec le contact du papier. Il lut et relut le paragraphe, espérant lui donner
une suite mais ce fut en vain. Pire, pour la première fois de sa vie, il
s’endormit honteusement.
Au réveil, il
éprouva une sensation très désagréable, celle d’avoir vieilli et d’être dénué
de substance vive. Afin de réagir, il se doucha énergiquement, revêtit une
tenue sportive et partit au bord de la Bléone dont les minces filets d’eau
râpaient les galets. Il s’allongea sur une épaisse serviette de bain et se
laissa aller au gré du vent à surveiller les nuages. Il en remarqua un qui
avait une très jolie forme, celle d’une poire géante. Il ondulait sous le vent,
prenant de minute en minute d’admirables couleurs miellées. Croyant sentir sur
ses lèvres le jus sucré de ce fruit magique, il opéra machinalement un
mouvement de succion, ce qui déclencha un grand rire argentin. Il ouvrit les
yeux pour découvrir un être étrange qu’il n’avait pas aperçu à son arrivée.
Arcimboldo vivant, ce jeune homme semblait fait de fruits et de fleurs
printanières. Sans doute un rêve se dit Aurélien. Ils ne sont donc pas tous
partis mais le jeune homme le détrompa immédiatement. « Tu ne rêves pas,
Aurélien. Tu as devant toi le dieu des vergers d’antan. Vois-tu, je représente
les quatre vingt variétés locales de pommes et de poires, comme la poire
sarteau ou fusée d’automne que l’on réservait pour les fruits confits et la
confiture. Et je ne parle pas des pêchers, des cerisiers, des pruniers !
Les fleurs poussaient en abondance, cascadant sur les strates des coteaux. Et
puis les temps modernes sont arrivés. On a calibré les fruits. Des produits
moins goûteux que les nôtres mais d’excellente apparence ont été préférés à ces
merveilles de toujours. Les vergers ont été graduellement abandonnés et les
herbes folles ont envahi ce parc naturel où les fruits et les fleurs vivaient
en bonne intelligence. Mon visage, mon corps et l’habit que je porte sont faits
de ces beautés de la nature saccagées par les hommes. » L’étrange porte-parole
se tut et jeta un regard ému sur la Bléone dont le mince filet d’eau serpentait
sur les galets, indifférente aux problèmes humains. « Elle est aussi belle
que jadis ! » soupira la pauvre divinité en mal de reconnaissance.
« Que comptez-vous faire ? » demanda Aurélien. Il avait
cependant l’impression de connaître la réponse. « Me venger, bien
entendu ! C’est déjà commencé. J’ai supprimé les rêves de tous les
habitants du village, y compris les tiens ! L’égérie qui t’aidait à
écrire, c’est moi qui te l’envoyais. A présent, je te la retire. Elle ne
viendra plus jamais hanter tes nuits. Désormais tu n’auras plus aucune facilité
pour écrire. Tu seras sec comme un arbre mort ! » Et sur ces mots, le dieu des vergers disparut
dans un nuage aux senteurs de poires.
Songeant
qu’il avait dû rêver tout éveillé, Aurélien retourna en sa demeure, pressé de
retrouver son écritoire. Il était certain de devoir son inspiration à la Bléone
et non à ce curieux personnage né sans doute de son imagination. En chemin
cependant il fut la proie d’épouvantables maux de tête et le souvenir même du
dieu des vergers disparut complètement. Il rentra chez lui dans un état voisin
de l’hébétude, prit un somnifère et s’endormit.
Son sommeil
dura sept nuits. A l’aube de la huitième journée, il prit une légère collation
de biscottes et de thé et s’en fut dans le village. Il ne rencontra âme qui
vive. Machinalement, ses pas le portèrent jusqu’à la Bléone. Il s’assit à même
les galets, ce qu’il ne faisait jamais d’ordinaire et suivit les évolutions
d’une libellule. Il fut à peine surpris de la voir à ses côtés, si fragile et
si ailée. Elle étira son corps tant et si bien qu’il eut devant lui une
adorable créature qui paraissait faite de verre cristallin. « Cher
Aurélien, je suis la voix de ta poésie. C’est moi qui chante ces paroles comme
disait Homère. Tu pourras bientôt écrire l’Iliade des Vergers si le dieu te
rend son inspiration car si je chante, c’est lui qui crée les mots que tu
tisses sur ton ouvrage. » La jolie créature redevint libellule et
s’éloigna dans un vrombissement doré. Aurélien retourna au village. Quelques
habitants se croisaient, sans un sourire, sans galéjade coutumière, sans joie.
Décidé à en savoir plus auprès du cabaretier, il commanda une anisette au
travers des perles colorées du brise-mouches mais ce fut sa jeune femme
Aglaure, très réservée, qui lui apporta la boisson chère aux provençaux. Elle
excusa son mari. Il était alité depuis plusieurs jours avec une mauvaise
fièvre. Elle s’éclipsa bien vite sans qu’Aurélien puisse lui poser la question
qui lui brûlait les lèvres : « Les rêves avaient-ils
disparu ? » Déçu de n’avoir pas pu bavarder à bâtons rompus avec le
petit homme jovial si représentatif du type méridional cher à Pagnol, il
s’éclipsa après avoir bu à petites gorgées l’apéritif ensoleillé. Il s’éloigna,
tête basse. Un bruit, un tintinnabulement pour être précis, le fit se retourner.
Juchée sur d’incroyables talons hauts, une merveilleuse jeune femme aux cheveux
blonds moussus lui faisait face. Tout essoufflée, elle se présenta : « Je
suis Magali, la honte du village. Ma mère m’a chassée le jour où elle m’a
surprise dans les bras d’un homme. Je suis partie avec lui. C’était un homme
marié qui voulait prendre du bon temps. Il m’a installée dans un joli
petit appartement et m’offre ce que je
veux, à condition que je reste à sa disposition. Si j’étais restée au village,
j’aurais dû comme tout le monde, travailler à l’usine. Dans ces conditions, je
ne me plains pas de mon sort. Je suis si bien dans mon petit nid d’amour !
Bien sûr, je n’y resterai pas toujours mais en attendant, je profite de la
belle vie. Tous les mois, sans rancune, j’apporte à maman des cageots de fruits
pour mes frères et sœurs, des coupons de tissu, du lait, du beurre et des œufs,
parfois de la viande et bien entendu quelques billets de banque qui l’aident à
tenir. Ma mère prend tout cela sans un mot de remerciement. Elle me regarde à
peine. A ses yeux, je serai toujours une fille perdue. Mais je ne suis pas là
pour vous raconter mes malheurs. Je suis très inquiète. Aujourd’hui, je les ai
tous trouvés prostrés. Maman ne dort plus m’a confié l’un de mes frères. Quant
aux enfants, ils ne se sentent pas dans leur assiette. J’ai fait le tour du
village dans rencontrer âme qui vive. Que se passe-t-il ? » Aurélien
la mit au courant de l’étrange situation du village, l’absence totale de rêves.
« Moi-même, ajouta-t-il, j’en souffre terriblement. Je suis sorti, pour
mener une enquête mais, comme vous, je n’ai vu personne. » Ils convinrent
de faire route ensemble. Aurélien pénétra le premier dans son petit chez soi,
demandant à son alliée de l’attendre un peu sur le seuil de la porte. Il
souhaitait faire un peu de ménage pour la recevoir dignement. Lorsque tout fut
prêt, il héla sa nouvelle amie, en vain. Il sortit pour constater avec
effarement sa disparition. Ce qui l’étonnait, c’est qu’il n’avait pas entendu
le fameux bruit cristallin qui marquait chacun de ses pas.
Engrangeant
une énigme supplémentaire, il tenta de chasser ce désagrément et s’efforça
d’écrire la suite du texte offert par une nuit de rêve. « Sur ses talons
de verre, semblable à Cendrillon, la beauté m’est apparue puis m’a été enlevée
comme une punition. » Ces simples mots lui redonnèrent du courage. La page
blanche s’éloignait de son imaginaire défaillant. Il se prépara un repas à base
d’œufs et de lait, mangea distraitement et s’en fut vers son secrétaire pour
constater avec effroi que les lignes avaient disparu. Tout se passait comme si
un malin génie se jouait de lui.
Découragé, il
s’allongea et s’endormit. Lorsque le jour s’imposa à lui avec ses rayons de
soleil, tout souvenir s’était enfui. Il dévora pain, brioches et viennoiseries
diverses et s’en fut tout droit auprès de la Bléone. La rivière parlerait, il
s’en faisait le serment. Certes, il crut être exaucé en voyant sortir d’une
cascade lointaine une ravissante naïade vêtue de fleurs et de feuillages. Elle
s’approcha à petits pas de notre poète qui n’osait faire un geste, de peur de
la voir s’épanouir dans la nature. « Bonjour, Aurélien ! dit la
ravissante créature en prenant place à ses côtés. Je suis la fée des sources et
j’ai décidé de te choisir pour être mon porte-parole. Je demande solennellement
que les hommes cessent de détourner le cours de la rivière que je représente.
De nombreuses naïades nous ont quitté, nous, le petit peuple des rivières,
celui qui se porte garant de la manne poissonnière et de l’alimentation de la
vallée. Tous les écoliers ont appris par cœur la description du géographe
Ardouin. Dumazet en 1904 : « La maigre Bléone venue par un immense
lit, dans une large vallée, bordé de montagnes grises, décharnées mais dont la
base est une plaine superbe…. » Qu’est devenue cette plaine superbe ? Où sont les
vergers ? »
J’ai eu de la
peine à trouver de quoi me vêtir tant la verdure, ses fleurs et ses fruits sont
devenus rares. Toi qui es un poète, tu devrais alerter le monde, en chantant
les déboires des divinités champêtres. – C’est avec grand plaisir que
j’accèderais à ta demande mais malheureusement je n’ai plus d’inspiration. Je
reste de marbre sur une page blanche et tous les mots que je trouve s’effacent
inexorablement comme s’il s’agissait des écrits d’une ardoise diabolique. –
Certes, je te crois. Je suis à l’origine de cette fantaisie. Les mots que t’ai
offerts, je les ai ensuite retirés pour te forcer à venir sur ce rivage à la
recherche des phrases perdues. Sache qu’elles te seront restituées car je les
ai figées dans un bloc de glace où elles perdurent avec les fleurs et les
fruits de nos vergers évanouis. Le dieu des vergers tient dans son sac les
rêves des habitants du village. Il les leur rendra lorsqu’ils auront
reconstitué les vergers qui ont fait la renommée de la vallée. Il possède un
autre sac où se bousculent les noyaux de tous les arbres disparus. Il
pratiquera l’échange à la nouvelle lune. Va, retourne chez toi et écris. »
Sur ces mots, la naïade disparut pour laisser la place à la jolie personne
juchée sur ses talons de verre comme Cendrillon. Elle lui prit le bras avec
beaucoup de naturel et ils rejoignirent la petite maison d’Aurélien sans mot
dire. Aurélien brûlait de lui poser des questions très personnelles mais il
craignait tant de la voir partir qu’il s’en abstint. Elle se dirigea vers la
cuisine avec beaucoup de grâce et prépara avec talent un excellent repas. Ils
mangèrent en silence puis la jeune beauté lava les couverts et disparut dans la
chambre où elle sombra dans un sommeil profond. Aurélien se mit à écrire avec
bonheur.
« Sur
les bords de la Bléone, j’ai croisé le destin. Vêtu de bleu et de couleurs
d’orient il m’a imposé d’écrire ces lignes ardentes qui sont un appel à
l’espoir des hommes. Ils souhaitent que revienne l’âge d’or où il suffisait de
se baisser pour ramasser les fruits mûrs. Le jour du corso, on arborait une
tenue d’apparat et les grand-mères sortaient de leurs armoires les
merveilleuses confitures aux saveurs fruitées. On se lançait des fleurs, on
mangeait des gâteaux de miel extraits des ruches pimpantes qui jalonnaient les
collines. Magali, ma jolie fée, mon infante veille sur moi. Je crois qu’elle ne
repartira pas à la ville où un homme infidèle la maintenait prisonnière. C’est
avec moi qu’elle va finir ses jours car je l’entourerai d’une infinie tendresse.
Elle m’a rendu le lien avec l’invisible qu’un mauvais génie avait coupé d’un ciseau
jaloux. Je lui dois la caresse de l’infini. Jamais plus je n’écrirai au
féminin. Elle a pris toute la place que je réservais à Cassandre, à ceci près
qu’elle me donnera des nouvelles du bonheur et que je la croirai. »
Heureux
d’avoir ainsi renoué avec l’écriture, Aurélien se mit à rêver. Une foule
d’images s’imposait à lui. La naïade exécutait d’incroyables plongeons et
disparaissait dans le rideau d’une chute pour réapparaître vêtue de perles
d’eau. Le dieu des vergers l’attendait sur la rive pour lui présenter galamment
le bras. Ils foulaient un sol pailleté d’or avant de courir dans une prairie où
s’élevaient de beaux arbres pleins de fruits. Aurélien reprit son stylo pour
immortaliser ces visions paradisiaques. Il écrivit avec fougue et bonheur puis
s’endormit sur son cahier d’écolier. Lorsqu’il se réveilla, c’était l’aube,
chère à Colette et à Arthur Rimbaud. Il courut vers la Bléone, désireux de
revoir ses interlocuteurs féeriques. Il ne vit que des pêcheurs et s’en revint
à petits pas vers le village. Il s’assit à la terrasse du café et commanda un
petit déjeuner. Aglaure le servit en silence, comme à son habitude. Elle
paraissait exténuée. Enfin un traînement de savates annonça l’entrée du patron.
Le petit homme avait considérablement maigri et le sourire jovial qui le
caractérisait avait disparu pour faire place au désarroi le plus total. Il
s’assit en soupirant près d’Aurélien, se prit la tête dans les mains, prêt à
pleurer.
« Où
sont mes orangers, mes oliviers, mes jets d’eau et ces villas mauresques que je
projetais de faire construire sur les collines ? Ma vie n’a plus de sens
désormais. Il ne me reste qu’à me laisser aller sur les pentes de la
mort. » Après avoir proféré ces phrases désolées, le petit homme se
ressaisit et retrouva le sens commercial dont il était doté habituellement. Il
posa une foule de questions à Aurélien, s’intéressant à sa santé, son travail
et le confort de sa demeure. Son devoir accompli, il s’en retourna se tapir
dans le lit à moustiquaire de sa chambre, un éventail à la main pour traquer le
mauvais génie qui avait piégé son domaine onirique.
Aglaure vint
débarrasser la table et demanda à son unique client si elle pouvait lui être
utile. Le jeune homme lui commanda un repas de fête pour deux et s’en revint
vite au logis pour le trouver décoré et embelli. De cette masure, Magali avait
fait un paradis d’amoureux. La table était dressée avec faste. Où avait-elle
trouvé ces belles porcelaines et ces verres de cristal, cette nappe damassée sans
parler de la magnifique soupière de faïence d’où s’échappaient des parfums
subtils, habile mélange d’asperges, de pois en cosse et de lardons ?
Aurélien fit le tour de la maison sans découvrir la moindre trace du cordon
bleu. Il se mit à table, soucieux de ne pas manger ce merveilleux potage froid.
Il ouvrit
ensuite à Aglaure qui déposa sur la cuisinière sa marmite de pigeons dorés aux
amandes et une couronne de gâteau fleurant bon l’oranger. Elle s’enfuit en
trottinant. Avant de prendre la porte, elle mit sur la table une enveloppe sans
mot dire. Aurélien la décacheta pour y lire ceci : « Adieu Aurélien.
Nous avons rêvé éveillés tous les deux. L’homme qui a fait de moi ce que je
suis, hélas ! une femme dépravée et entretenue est venue me chercher avec
violence. Je n’ai pas pu lui résister. » Le vague à l’âme s’empara du
jeune homme mais il décida de le briser. Il avait l’impression de toucher
bientôt au but. Ce n’était pas le moment de se laisser aller. Il s’obligea à
faire honneur à l’excellent repas préparé par Aglaure. Il pensa d’ailleurs
qu’il était bon de la remercier en lui offrant la belle soupière qui lui avait
donné tant de bonheur. Il versa le reste de la soupe dans un pot de grès, rinça
la belle pièce de vaisselle, souveraine jadis dans tous les foyers. En
l’examinant de près, il crut à une bouffée délirante car le visage hilare du
dieu des vergers lui apparut en vis-à-vis. « Ne donne pas cette soupière,
cher fils car je te la transmets comme un talisman. La belle te reviendra et te
préparera mille et une soupes d’antan
qui feront de toi mon digne successeur. Je vais retrouver mes amis dans le
Panthéon des divinités champêtres mais je dois auparavant redonner à la vallée
sa beauté originelle. Cours à la Bléone, tu y verras un sac empli de noyaux sur
ses rives. Tu les enfouiras dans la bonne terre de la vallée, tu sèmeras
ensuite des fleurs variées qui embelliront l’herbe des prairies. Les arbres
pousseront à vitesse féerique et l’an prochain, les vergers resplendiront.
Lorsque tu auras terminé cette tâche, tu iras à nouveau sur les rives de la
Bléone et tu y trouveras un autre sac où je détiens tous les rêves du village.
Tu l’ouvriras et confieras au vent ce qui aide les habitants du village à
poursuivre leur route. Adieu fils. Lorsque tu vieilliras, tu sentiras pousser
sur ta chair des protubérances qui deviendront des fruits et tu me
ressembleras, le petit grain de folie en moins. En partant, je vais te laisser
un petit cadeau. Fais-en bon usage. » Une légère fumée bleue voila la
soupière et lorsqu’elle se dissipa, de belles pièces d’or resplendissaient, un
héritage somptueux en vérité ! Aurélien rangea soigneusement la pièce
maîtresse de la maison et courut plus qu’il ne marcha vers la rivière. Le dieu
avait dit vrai. Le sac de noyaux était bien visible sur une branche de houx. Il
s’en saisit et s’en alla bien vite les enfouir dans la bonne terre des coteaux.
Ce travail lui prit peu de temps car il avait à cœur de rendre au plus vite
tous les rêves perdus. Tout se déroula comme le dieu l’avait prédit. Les
vergers fleurirent à nouveau, les habitants retrouvèrent le sourire grâce aux
rêves salvateurs et un beau jour de printemps, Magali poussa la porte pour se
jeter dans les bras de l’homme qu’elle aimait. Aurélien se servit pour la
première fois des pièces d’or. Les noces furent belles ; tout le village y
était convié. La mariée resplendissait dans sa robe de dentelle. Aurélien lui
donnait fièrement le bras en habit, avec une chemise à jabot ornée d’une
lavallière. La maison restaurée redevint une belle bâtisse où le bonheur était
de mise.
Notre
écrivain en mal d’inspiration se mit à la peinture. Sous ses doigts
renaissaient les visions de sa jeunesse, le dieu des vergers à qui il donna
différentes postures, la naïade avec sa robe de perles d’eau, son sourire
enchanteur et son corps de sirène. Puis il peignit de nombreuses natures mortes
où brillaient des fruits veloutés et nacrés. Les touristes se donnèrent
rapidement le mot et bientôt il y eut une belle affluence au village.
L’opulence
régna au foyer ainsi que le bonheur car Magali donna naissance à de beaux
enfants.
Aurélien,
certes, redoutait de voir venir le moment où son visage se couvrirait de
fruits. Il serait sans doute le seul à lui trouver du charme. Mais il se dit
qu’il n’était pas bon de songer à la vieillesse. Elle viendrait suffisamment
tôt. Il se contenta de se laisser aller au bonheur et tout le village fit de
même.
Seul, dans
les nuées, le dieu des vergers veillait sur tous les habitants et
particulièrement sur son fils bien aimé.