lundi 22 avril 2024

L'or des braves

 

 


Des sources vagabondes charrient des pépites d’or que les orpailleurs récoltent à l’aide d’un tamis.

Dans un miroir d’eau où se reflète l’or des braves, le visage de Johnny apparaît en surimpression et lorsque ses traits sont fixés, son hologramme prend forme et vient vers nous dans un vent de fleurs.

Les notes de chansons d’amour s’égrènent et nous vont droit au cœur.

Dans la clairière d’une forêt d’où s’élèvent des chants d’oiseaux, Johnny fait une entrée remarquée, des oiseaux de paradis sur les épaules.

Dès qu’il pince les cordes de sa guitare, les oiseaux se métamorphosent en danseuses dont les hanches ondulent au rythme de la musique qui nous envoûte et résonne en notre cœur.

Fourbus et heureux d’avoir fait renaître le plus grand chanteur de notre jeunesse, les orpailleurs quittent la rivière pour rentrer chez eux et connaître un repos mérité.

Quant à nous, nous héritons d’une composition où Johnny a l’apparence royale de l’immortel aux roses d’or.

Le dieu des vergers

 


 

« Sur la route du songe, j’ai rencontré le vent. Il m’a enveloppée dans ses voiles de brume et nous sommes partis vers les horizons bleus des pays où fleurissent les orangers. Des palais d’ocre et de terre brûlée s’élèvent parmi les oliviers et les bougainvillées. Tout près de la fontaine, j’ai croisé le génie de la mer. Il m’a emmenée sur le pont d’un voilier où j’ai vu des pirates jouer aux dés une malle ornée de fleurs de lys. Le temps d’un battement de cil, tout s’est écroulé et je me suis retrouvée sur le sable en mer Egée.

 

Cette complainte, je la murmure chaque jour, comme une sorte de prière. Une femme inconnue s’empare de mon âme. J’ai beau protester que je suis un homme, et vouloir faire preuve de virilité, cette inconnue n’en fait qu’à sa tête et poursuit ses délires. C’est un peu comme si Cassandre s’était réincarnée en moi qui ne peux que chanceler sous la responsabilité du destin. »

 

Aurélien relut les lignes qu’il avait tracées sur son cahier d’écolier au retour de l’une de ses promenades sur les galets abandonnés par la Bléone, cet affluent de la Durance qui lui apportait comme autant de pierres précieuses les matériaux du rêve.

Il soupira en songeant qu’il n’avait guère de talent puisqu’il était dépendant de la rivière. Une jeune femme infiniment désirable s’était emparée de son âme et peu lui importait après tout son origine puisque son cœur vibrait à son évocation. Après un repas de pain, fromage et olives, il erra dans l’unique rue du Brusquet, le village où il s’était retiré pour écrire à sa guise.

Il connaissait chaque habitant et réservait une parole aimable pour les personnes rencontrées sur son chemin. Il remarqua néanmoins que tous paraissaient préoccupés et répondaient du bout des lèvres à ses amabilités. Osant poser une question sur le souci qu’il semblait entretenir au cafetier du village, un homme aimable qui avait quitté Oran pour se ressourcer en Provence, il s’entendit faire cette réponse surprenante : « Çà irait mieux si on ne nous avait pas volé nos rêves »

Stupéfait, Aurélien interrompit sa promenade et commanda un café, invitant le petit homme volubile à sa table. Le patron ne se fit pas prier. Il était connu au village pour son intarissable bagout. Aurélien attendit patiemment que les vannes s’ouvrent, ce qui ne manqua pas d’arriver.

C’est la Fine qui a poussé le premier cri d’alarme. Chaque nuit, elle rêvait de son mari qu’elle avait passionnément aimé et qui était mort en pleine jeunesse, la laissant veuve pour son grand désespoir. Depuis, elle se consolait car il venait la visiter chaque nuit, lui murmurant les mots d’amour qu’il n’avait pas osé lui dire de son vivant. Or, la nuit dernière, pour la première fois, il l’avait laissée à son chagrin. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit et s’était levée à l’aube, harassée et pantelante.

Son infortune avait fait le tour du village. Les témoignages de compassion furent nombreux. Le premier moment de l’émotion passée, chacun se rendit à l’évidence. Aucun habitant du village n’avait rêvé cette nuit là. Le forgeron qui était visité chaque nuit par des créatures de rêve savamment dénudées avait dormi aussi raide que son enclume et s’était réveillé de fort méchante humeur. En narrant sa déconvenue, il remplaça la vision érotique en jolies chevauchées de poulains mais personne ne fut dupe car tout le village connaissait l’érotomanie du brave homme. Ce géant de village, habile dans les tournois qui opposait les hommes les plus forts de la contrée faisait un peu peur aux jolies filles dont la taille fine semblait devoir ployer entre les mains gantées de cuir de cet homme montagne. Clotilde, vénérée dans le village pour son aptitude aux lettres classiques, regrettait de ne pas avoir pu résoudre un problème grammatical qui hérissait sa dernière version latine. Généralement, elle avait la surprise d’une égérie latine qui lui soufflait la réponse dans un rêve et, au petit matin, il lui suffisait de recopier ce don nocturne. Cette fois, il n’en avait rien été et la difficulté barrait toujours sa traduction comme une tache noire. Il ne lui restait plus qu’à consulter Monsieur le Curé. Elle apprit avec désespoir qu’il avait été muté dans une paroisse plus riche et qu’il ne reviendrait au Brusquet que pour les pèlerinages. Cette phrase la hanta jusqu’à ce qu’elle finisse de guerre lasse, par proposer une traduction littérale dépourvue de sens, ce qui lui vaudrait une sanction catégorique. Pour la première fois, elle rejoignit l’université avec appréhension. Quant à l’ensemble des habitants du village, cette nuit sans rêve apparut comme une anomalie funeste.

Le petit homme termina son tour d’horizon en exprimant son désespoir de n’avoir pas été visité par un bon génie qui lui envoyait de magnifiques vues panoramiques d’un complexe hôtelier qu’il souhaitait construire dans la vallée. Il commença à dessiner sur la nappe de papier blanc gaufré les plans de son rêve puis s’arrêta soudain, dénué d’inspiration. Pour expurger la peine qui sourdait en son cœur, il alla chercher le remède qui chasse les soucis, la bouteille d’anisette et ses deux jolis verres mais Aurélien déclina l’invitation. Il prétexta une course urgente et s’en fut rapidement chez lui, pressé de renouer avec le contact du papier. Il lut et relut le paragraphe, espérant lui donner une suite mais ce fut en vain. Pire, pour la première fois de sa vie, il s’endormit honteusement.

Au réveil, il éprouva une sensation très désagréable, celle d’avoir vieilli et d’être dénué de substance vive. Afin de réagir, il se doucha énergiquement, revêtit une tenue sportive et partit au bord de la Bléone dont les minces filets d’eau râpaient les galets. Il s’allongea sur une épaisse serviette de bain et se laissa aller au gré du vent à surveiller les nuages. Il en remarqua un qui avait une très jolie forme, celle d’une poire géante. Il ondulait sous le vent, prenant de minute en minute d’admirables couleurs miellées. Croyant sentir sur ses lèvres le jus sucré de ce fruit magique, il opéra machinalement un mouvement de succion, ce qui déclencha un grand rire argentin. Il ouvrit les yeux pour découvrir un être étrange qu’il n’avait pas aperçu à son arrivée. Arcimboldo vivant, ce jeune homme semblait fait de fruits et de fleurs printanières. Sans doute un rêve se dit Aurélien. Ils ne sont donc pas tous partis mais le jeune homme le détrompa immédiatement. « Tu ne rêves pas, Aurélien. Tu as devant toi le dieu des vergers d’antan. Vois-tu, je représente les quatre vingt variétés locales de pommes et de poires, comme la poire sarteau ou fusée d’automne que l’on réservait pour les fruits confits et la confiture. Et je ne parle pas des pêchers, des cerisiers, des pruniers ! Les fleurs poussaient en abondance, cascadant sur les strates des coteaux. Et puis les temps modernes sont arrivés. On a calibré les fruits. Des produits moins goûteux que les nôtres mais d’excellente apparence ont été préférés à ces merveilles de toujours. Les vergers ont été graduellement abandonnés et les herbes folles ont envahi ce parc naturel où les fruits et les fleurs vivaient en bonne intelligence. Mon visage, mon corps et l’habit que je porte sont faits de ces beautés de la nature saccagées par les hommes. » L’étrange porte-parole se tut et jeta un regard ému sur la Bléone dont le mince filet d’eau serpentait sur les galets, indifférente aux problèmes humains. « Elle est aussi belle que jadis ! » soupira la pauvre divinité en mal de reconnaissance. « Que comptez-vous faire ? » demanda Aurélien. Il avait cependant l’impression de connaître la réponse. « Me venger, bien entendu ! C’est déjà commencé. J’ai supprimé les rêves de tous les habitants du village, y compris les tiens ! L’égérie qui t’aidait à écrire, c’est moi qui te l’envoyais. A présent, je te la retire. Elle ne viendra plus jamais hanter tes nuits. Désormais tu n’auras plus aucune facilité pour écrire. Tu seras sec comme un arbre mort ! »  Et sur ces mots, le dieu des vergers disparut dans un nuage aux senteurs de poires.

Songeant qu’il avait dû rêver tout éveillé, Aurélien retourna en sa demeure, pressé de retrouver son écritoire. Il était certain de devoir son inspiration à la Bléone et non à ce curieux personnage né sans doute de son imagination. En chemin cependant il fut la proie d’épouvantables maux de tête et le souvenir même du dieu des vergers disparut complètement. Il rentra chez lui dans un état voisin de l’hébétude, prit un somnifère et s’endormit.

Son sommeil dura sept nuits. A l’aube de la huitième journée, il prit une légère collation de biscottes et de thé et s’en fut dans le village. Il ne rencontra âme qui vive. Machinalement, ses pas le portèrent jusqu’à la Bléone. Il s’assit à même les galets, ce qu’il ne faisait jamais d’ordinaire et suivit les évolutions d’une libellule. Il fut à peine surpris de la voir à ses côtés, si fragile et si ailée. Elle étira son corps tant et si bien qu’il eut devant lui une adorable créature qui paraissait faite de verre cristallin. « Cher Aurélien, je suis la voix de ta poésie. C’est moi qui chante ces paroles comme disait Homère. Tu pourras bientôt écrire l’Iliade des Vergers si le dieu te rend son inspiration car si je chante, c’est lui qui crée les mots que tu tisses sur ton ouvrage. » La jolie créature redevint libellule et s’éloigna dans un vrombissement doré. Aurélien retourna au village. Quelques habitants se croisaient, sans un sourire, sans galéjade coutumière, sans joie. Décidé à en savoir plus auprès du cabaretier, il commanda une anisette au travers des perles colorées du brise-mouches mais ce fut sa jeune femme Aglaure, très réservée, qui lui apporta la boisson chère aux provençaux. Elle excusa son mari. Il était alité depuis plusieurs jours avec une mauvaise fièvre. Elle s’éclipsa bien vite sans qu’Aurélien puisse lui poser la question qui lui brûlait les lèvres : « Les rêves avaient-ils disparu ? » Déçu de n’avoir pas pu bavarder à bâtons rompus avec le petit homme jovial si représentatif du type méridional cher à Pagnol, il s’éclipsa après avoir bu à petites gorgées l’apéritif ensoleillé. Il s’éloigna, tête basse. Un bruit, un tintinnabulement pour être précis, le fit se retourner. Juchée sur d’incroyables talons hauts, une merveilleuse jeune femme aux cheveux blonds moussus lui faisait face. Tout essoufflée, elle se présenta : « Je suis Magali, la honte du village. Ma mère m’a chassée le jour où elle m’a surprise dans les bras d’un homme. Je suis partie avec lui. C’était un homme marié qui voulait prendre du bon temps. Il m’a installée dans un joli petit  appartement et m’offre ce que je veux, à condition que je reste à sa disposition. Si j’étais restée au village, j’aurais dû comme tout le monde, travailler à l’usine. Dans ces conditions, je ne me plains pas de mon sort. Je suis si bien dans mon petit nid d’amour ! Bien sûr, je n’y resterai pas toujours mais en attendant, je profite de la belle vie. Tous les mois, sans rancune, j’apporte à maman des cageots de fruits pour mes frères et sœurs, des coupons de tissu, du lait, du beurre et des œufs, parfois de la viande et bien entendu quelques billets de banque qui l’aident à tenir. Ma mère prend tout cela sans un mot de remerciement. Elle me regarde à peine. A ses yeux, je serai toujours une fille perdue. Mais je ne suis pas là pour vous raconter mes malheurs. Je suis très inquiète. Aujourd’hui, je les ai tous trouvés prostrés. Maman ne dort plus m’a confié l’un de mes frères. Quant aux enfants, ils ne se sentent pas dans leur assiette. J’ai fait le tour du village dans rencontrer âme qui vive. Que se passe-t-il ? » Aurélien la mit au courant de l’étrange situation du village, l’absence totale de rêves. « Moi-même, ajouta-t-il, j’en souffre terriblement. Je suis sorti, pour mener une enquête mais, comme vous, je n’ai vu personne. » Ils convinrent de faire route ensemble. Aurélien pénétra le premier dans son petit chez soi, demandant à son alliée de l’attendre un peu sur le seuil de la porte. Il souhaitait faire un peu de ménage pour la recevoir dignement. Lorsque tout fut prêt, il héla sa nouvelle amie, en vain. Il sortit pour constater avec effarement sa disparition. Ce qui l’étonnait, c’est qu’il n’avait pas entendu le fameux bruit cristallin qui marquait chacun de ses pas.

Engrangeant une énigme supplémentaire, il tenta de chasser ce désagrément et s’efforça d’écrire la suite du texte offert par une nuit de rêve. « Sur ses talons de verre, semblable à Cendrillon, la beauté m’est apparue puis m’a été enlevée comme une punition. » Ces simples mots lui redonnèrent du courage. La page blanche s’éloignait de son imaginaire défaillant. Il se prépara un repas à base d’œufs et de lait, mangea distraitement et s’en fut vers son secrétaire pour constater avec effroi que les lignes avaient disparu. Tout se passait comme si un malin génie se jouait de lui.

Découragé, il s’allongea et s’endormit. Lorsque le jour s’imposa à lui avec ses rayons de soleil, tout souvenir s’était enfui. Il dévora pain, brioches et viennoiseries diverses et s’en fut tout droit auprès de la Bléone. La rivière parlerait, il s’en faisait le serment. Certes, il crut être exaucé en voyant sortir d’une cascade lointaine une ravissante naïade vêtue de fleurs et de feuillages. Elle s’approcha à petits pas de notre poète qui n’osait faire un geste, de peur de la voir s’épanouir dans la nature. « Bonjour, Aurélien ! dit la ravissante créature en prenant place à ses côtés. Je suis la fée des sources et j’ai décidé de te choisir pour être mon porte-parole. Je demande solennellement que les hommes cessent de détourner le cours de la rivière que je représente. De nombreuses naïades nous ont quitté, nous, le petit peuple des rivières, celui qui se porte garant de la manne poissonnière et de l’alimentation de la vallée. Tous les écoliers ont appris par cœur la description du géographe Ardouin. Dumazet en 1904 : « La maigre Bléone venue par un immense lit, dans une large vallée, bordé de montagnes grises, décharnées mais dont la base est une plaine superbe…. » Qu’est devenue  cette  plaine superbe ? Où sont les vergers ? »

J’ai eu de la peine à trouver de quoi me vêtir tant la verdure, ses fleurs et ses fruits sont devenus rares. Toi qui es un poète, tu devrais alerter le monde, en chantant les déboires des divinités champêtres. – C’est avec grand plaisir que j’accèderais à ta demande mais malheureusement je n’ai plus d’inspiration. Je reste de marbre sur une page blanche et tous les mots que je trouve s’effacent inexorablement comme s’il s’agissait des écrits d’une ardoise diabolique. – Certes, je te crois. Je suis à l’origine de cette fantaisie. Les mots que t’ai offerts, je les ai ensuite retirés pour te forcer à venir sur ce rivage à la recherche des phrases perdues. Sache qu’elles te seront restituées car je les ai figées dans un bloc de glace où elles perdurent avec les fleurs et les fruits de nos vergers évanouis. Le dieu des vergers tient dans son sac les rêves des habitants du village. Il les leur rendra lorsqu’ils auront reconstitué les vergers qui ont fait la renommée de la vallée. Il possède un autre sac où se bousculent les noyaux de tous les arbres disparus. Il pratiquera l’échange à la nouvelle lune. Va, retourne chez toi et écris. » Sur ces mots, la naïade disparut pour laisser la place à la jolie personne juchée sur ses talons de verre comme Cendrillon. Elle lui prit le bras avec beaucoup de naturel et ils rejoignirent la petite maison d’Aurélien sans mot dire. Aurélien brûlait de lui poser des questions très personnelles mais il craignait tant de la voir partir qu’il s’en abstint. Elle se dirigea vers la cuisine avec beaucoup de grâce et prépara avec talent un excellent repas. Ils mangèrent en silence puis la jeune beauté lava les couverts et disparut dans la chambre où elle sombra dans un sommeil profond. Aurélien se mit à écrire avec bonheur.

 

« Sur les bords de la Bléone, j’ai croisé le destin. Vêtu de bleu et de couleurs d’orient il m’a imposé d’écrire ces lignes ardentes qui sont un appel à l’espoir des hommes. Ils souhaitent que revienne l’âge d’or où il suffisait de se baisser pour ramasser les fruits mûrs. Le jour du corso, on arborait une tenue d’apparat et les grand-mères sortaient de leurs armoires les merveilleuses confitures aux saveurs fruitées. On se lançait des fleurs, on mangeait des gâteaux de miel extraits des ruches pimpantes qui jalonnaient les collines. Magali, ma jolie fée, mon infante veille sur moi. Je crois qu’elle ne repartira pas à la ville où un homme infidèle la maintenait prisonnière. C’est avec moi qu’elle va finir ses jours car je l’entourerai d’une infinie tendresse. Elle m’a rendu le lien avec l’invisible qu’un mauvais génie avait coupé d’un ciseau jaloux. Je lui dois la caresse de l’infini. Jamais plus je n’écrirai au féminin. Elle a pris toute la place que je réservais à Cassandre, à ceci près qu’elle me donnera des nouvelles du bonheur et que je la croirai. »

Heureux d’avoir ainsi renoué avec l’écriture, Aurélien se mit à rêver. Une foule d’images s’imposait à lui. La naïade exécutait d’incroyables plongeons et disparaissait dans le rideau d’une chute pour réapparaître vêtue de perles d’eau. Le dieu des vergers l’attendait sur la rive pour lui présenter galamment le bras. Ils foulaient un sol pailleté d’or avant de courir dans une prairie où s’élevaient de beaux arbres pleins de fruits. Aurélien reprit son stylo pour immortaliser ces visions paradisiaques. Il écrivit avec fougue et bonheur puis s’endormit sur son cahier d’écolier. Lorsqu’il se réveilla, c’était l’aube, chère à Colette et à Arthur Rimbaud. Il courut vers la Bléone, désireux de revoir ses interlocuteurs féeriques. Il ne vit que des pêcheurs et s’en revint à petits pas vers le village. Il s’assit à la terrasse du café et commanda un petit déjeuner. Aglaure le servit en silence, comme à son habitude. Elle paraissait exténuée. Enfin un traînement de savates annonça l’entrée du patron. Le petit homme avait considérablement maigri et le sourire jovial qui le caractérisait avait disparu pour faire place au désarroi le plus total. Il s’assit en soupirant près d’Aurélien, se prit la tête dans les mains, prêt à pleurer.

« Où sont mes orangers, mes oliviers, mes jets d’eau et ces villas mauresques que je projetais de faire construire sur les collines ? Ma vie n’a plus de sens désormais. Il ne me reste qu’à me laisser aller sur les pentes de la mort. » Après avoir proféré ces phrases désolées, le petit homme se ressaisit et retrouva le sens commercial dont il était doté habituellement. Il posa une foule de questions à Aurélien, s’intéressant à sa santé, son travail et le confort de sa demeure. Son devoir accompli, il s’en retourna se tapir dans le lit à moustiquaire de sa chambre, un éventail à la main pour traquer le mauvais génie qui avait piégé son domaine onirique.

Aglaure vint débarrasser la table et demanda à son unique client si elle pouvait lui être utile. Le jeune homme lui commanda un repas de fête pour deux et s’en revint vite au logis pour le trouver décoré et embelli. De cette masure, Magali avait fait un paradis d’amoureux. La table était dressée avec faste. Où avait-elle trouvé ces belles porcelaines et ces verres de cristal, cette nappe damassée sans parler de la magnifique soupière de faïence d’où s’échappaient des parfums subtils, habile mélange d’asperges, de pois en cosse et de lardons ? Aurélien fit le tour de la maison sans découvrir la moindre trace du cordon bleu. Il se mit à table, soucieux de ne pas manger ce merveilleux potage froid.

Il ouvrit ensuite à Aglaure qui déposa sur la cuisinière sa marmite de pigeons dorés aux amandes et une couronne de gâteau fleurant bon l’oranger. Elle s’enfuit en trottinant. Avant de prendre la porte, elle mit sur la table une enveloppe sans mot dire. Aurélien la décacheta pour y lire ceci : « Adieu Aurélien. Nous avons rêvé éveillés tous les deux. L’homme qui a fait de moi ce que je suis, hélas ! une femme dépravée et entretenue est venue me chercher avec violence. Je n’ai pas pu lui résister. » Le vague à l’âme s’empara du jeune homme mais il décida de le briser. Il avait l’impression de toucher bientôt au but. Ce n’était pas le moment de se laisser aller. Il s’obligea à faire honneur à l’excellent repas préparé par Aglaure. Il pensa d’ailleurs qu’il était bon de la remercier en lui offrant la belle soupière qui lui avait donné tant de bonheur. Il versa le reste de la soupe dans un pot de grès, rinça la belle pièce de vaisselle, souveraine jadis dans tous les foyers. En l’examinant de près, il crut à une bouffée délirante car le visage hilare du dieu des vergers lui apparut en vis-à-vis. « Ne donne pas cette soupière, cher fils car je te la transmets comme un talisman. La belle te reviendra et te préparera  mille et une soupes d’antan qui feront de toi mon digne successeur. Je vais retrouver mes amis dans le Panthéon des divinités champêtres mais je dois auparavant redonner à la vallée sa beauté originelle. Cours à la Bléone, tu y verras un sac empli de noyaux sur ses rives. Tu les enfouiras dans la bonne terre de la vallée, tu sèmeras ensuite des fleurs variées qui embelliront l’herbe des prairies. Les arbres pousseront à vitesse féerique et l’an prochain, les vergers resplendiront. Lorsque tu auras terminé cette tâche, tu iras à nouveau sur les rives de la Bléone et tu y trouveras un autre sac où je détiens tous les rêves du village. Tu l’ouvriras et confieras au vent ce qui aide les habitants du village à poursuivre leur route. Adieu fils. Lorsque tu vieilliras, tu sentiras pousser sur ta chair des protubérances qui deviendront des fruits et tu me ressembleras, le petit grain de folie en moins. En partant, je vais te laisser un petit cadeau. Fais-en bon usage. » Une légère fumée bleue voila la soupière et lorsqu’elle se dissipa, de belles pièces d’or resplendissaient, un héritage somptueux en vérité ! Aurélien rangea soigneusement la pièce maîtresse de la maison et courut plus qu’il ne marcha vers la rivière. Le dieu avait dit vrai. Le sac de noyaux était bien visible sur une branche de houx. Il s’en saisit et s’en alla bien vite les enfouir dans la bonne terre des coteaux. Ce travail lui prit peu de temps car il avait à cœur de rendre au plus vite tous les rêves perdus. Tout se déroula comme le dieu l’avait prédit. Les vergers fleurirent à nouveau, les habitants retrouvèrent le sourire grâce aux rêves salvateurs et un beau jour de printemps, Magali poussa la porte pour se jeter dans les bras de l’homme qu’elle aimait. Aurélien se servit pour la première fois des pièces d’or. Les noces furent belles ; tout le village y était convié. La mariée resplendissait dans sa robe de dentelle. Aurélien lui donnait fièrement le bras en habit, avec une chemise à jabot ornée d’une lavallière. La maison restaurée redevint une belle bâtisse où le bonheur était de mise.

Notre écrivain en mal d’inspiration se mit à la peinture. Sous ses doigts renaissaient les visions de sa jeunesse, le dieu des vergers à qui il donna différentes postures, la naïade avec sa robe de perles d’eau, son sourire enchanteur et son corps de sirène. Puis il peignit de nombreuses natures mortes où brillaient des fruits veloutés et nacrés. Les touristes se donnèrent rapidement le mot et bientôt il y eut une belle affluence au village.

L’opulence régna au foyer ainsi que le bonheur car Magali donna naissance à de beaux enfants.

Aurélien, certes, redoutait de voir venir le moment où son visage se couvrirait de fruits. Il serait sans doute le seul à lui trouver du charme. Mais il se dit qu’il n’était pas bon de songer à la vieillesse. Elle viendrait suffisamment tôt. Il se contenta de se laisser aller au bonheur et tout le village fit de même.

Seul, dans les nuées, le dieu des vergers veillait sur tous les habitants et particulièrement sur son fils bien aimé.