mercredi 30 novembre 2011

Dentelle et Poésie



« Dans le vieux parc solitaire et glacé,
Deux formes ont tout à l’heure passé ».
Je suis faite de bribes de poèmes, c’est ainsi.
Pour donner de la densité à ma personnalité, jadis je portais des gants de dentelle. Toute ma famille paternelle ayant travaillé dans le tulle, broderie connue sous le nom de « Dentelle de Calais », j’ancrais ainsi mon pauvre navire balloté par les vents dans le giron familial voué au travail, exclusivement le travail. Mon travail, lorsque j’étais jeune fille, consistait à étudier poèmes, romans, essais, pièces de théâtre, ce qui était paradoxal et m’éloignait de ces métiers où des ouvriers, noirs des effets du plomb s’activaient en cadence, avec le roulis de la navette passant d’un bord à l’autre de ces tissus fabuleux dont une princesse anglaise fut la dernière à éblouir le monde dans sa robe de mariée.
« Toujours draps de soie tisserons
Et n’en serons pas mieux vêtues ».
Ainsi commence la Complainte des Tisseuses de soie, unique texte du Moyen-Âge où l’on voit apparaître celles qui ne parviennent pas à vivre du travail exténuant auquel elles sont astreintes.
Ma tante Marie, aujourd’hui centenaire, demeurée célibataire pour ne pas abandonner ses parents, a travaillé toute sa vie dans le tulle, à l’usine d’abord puis chez elle pour soigner mon grand-père. Elle recréait les motifs qui avaient été accrochés par le métier. Lorsque nous venions lui rendre visite, nous la trouvions près de la fenêtre, l’aiguille à la main. Des flots de tulle étaient sa traîne de mariée. Elle avait épousé le travail, Dieu exigeant aussi cruel que les divinités des tragédies grecques.
Son unique coquetterie consistait à mettre de la brillantine Roja sur ses cheveux épais et bruns, tressés en couronne et maintenus par un filet.
« Propreté, correction, travail », telle aurait pu être sa devise. Un jour, alors que nous parlions de la fameuse robe de mariée de la princesse, elle m’a chanté un refrain des ouvrières tullistes. « Pour nous, la vie n’est pas toujours rose », ainsi commençait le couplet. La chute consistait à dire avec fierté aux jeunes filles qui portaient ces robes de rêve, qu’elles y seraient, elles pauvres ouvrières, mal ficelées dans des robes grossières, pour quelque chose. « C’est avec le travail de nos mains, de notre corps tout entier que vous pourrez être belles », c’était en substance le message adressé à celles qui vivaient dans des châteaux.
« Et nous sommes en grande pauvreté
   Quoique riche soit de nos gains
    Celui pour lequel nous peinons »
dit encore la complainte, avec une résonnance moderne. Les capitaines d’industrie de notre temps broient ceux qui enrichissent leur capital. Remarquons que le terme « ouvriers » noble s’il en est, a disparu du vocabulaire actuel. On passe directement du produit à l’état brut à l’ouvrage fini et commercial.
La transformation est passée sous silence car il faudrait mentionner le travailleur, mot passé aux oubliettes de l’histoire française.
Ma tante Marie ne se plaignait jamais. Elle était fière de sa pauvreté, alléguant ainsi qu’elle ne devait rien à personne. Un Cyrano de Bergerac en jupons : ne pas aller très haut peut-être mais tout seul.
Il en allait ainsi de toute ma famille paternelle, à l’exception de mon père, désireux de connaître le confort et d’aller plus haut. Fières de sa réussite, ses sœurs ne manquaient pas de lui dire : « Tu nous laisseras quelques cartes de visite pour les enterrements », car elles étaient heureuses de la mention « Secrétaire Général de Mairie » qui était jointe à son nom. Cela faisait chic !

                        à suivre … épisode II

Dentelle et Poésie Épisode II



Ma tante Victoire était une grande femme brune au rire facile et communicatif. Mon frère Daniel disait d’elle qu’elle était moderne.
On l’avait envoyé dans son foyer pendant les vacances car il était turbulent et très indiscipliné. La rigueur ouvrière adoucirait peut-être son caractère pensait mon père car Daniel ne rêvait que plaies et bosses. Il était le chef d’une bande qui faisait régner la terreur parmi des garçons qui fréquentaient l’école privée. Un jour, il faillit mettre le feu au patronage afin de punir le vicaire et ceux qu’il considérait, avec sa bande fréquentant l’école laïque, comme des ennemis. « La guerre des boutons » avant l’heure !
Oncle Maurice fit le maximum pour assouplir le comportement de mon frère mais ce fut en vain. Il revint chez nous avec l’estampille de « garnement » pour la grande douleur de ma mère qui l’idolâtrait.
Tante Victoire et Oncle Maurice étaient ouvriers tullistes. Ma tante travaillait vite et bien. Elle avait le geste sûr. Lorsque son patron voulait augmenter les cadences, il minutait ma tante et se basait sur son temps, en le réduisant un peu pour faire bonne mesure car toutes les ouvrières n’avaient pas sa force. C’est pourtant elle, cette incarnation de la puissance ouvrière qui mourut la première, après son mari néanmoins, devenu cardiaque en fin de parcours à l’usine. Il avait été récompensé pour sa fidélité envers le patron par une nomination de contremaître. Or ce grade accentua sa maladie. Je le revois, vieilli, en tenue d’ouvrier, revenir à la maison d’un pas lourd. « Ce qui me fatigue, c’est les gamins ! » disait-il en souriant de manière résignée. Les gamins c’étaient naturellement les jeunes ouvriers, moins souples que leurs aînés et plus revendicatifs. Les temps avaient changé !
Ma grand-mère était une petite femme, très vive, avec des joues rouges comme des pommes d’api. Je ne savais pas, alors que j’admirais ses joues, qu’elle souffrait de couperose. Je la trouvais jolie avec ses cheveux gris relevés en chignon et son tablier de satinette. Elle réussissait à merveille le coq au vin, n’aimait guère le ménage. Lorsque ses enfants pratiquaient des rangements, elle demandait : « Quelqu’un doit-il venir ? » car elle aimait lire, rêver et chanter. Elle aimait citer un proverbe pour donner de l’espoir à ma mère qui déplorait sa petite taille : « Tout ce qui est petit est gentil, tout ce qui est grand est charmant ! » Ainsi elle ne fâchait personne, surtout pas sa fille aînée qui avait hérité de son père une haute taille et un air altier. Dans son enfance, grand-mère avait eu le malheur de perdre ses parents. Placée dans un orphelinat, elle dut subir l’injustice réservée à la petite fille pauvre.
Alors qu’elle avait emporté toutes les premières places, elle eut la désagréable surprise, le jour de la distribution des prix, de voir monter sur l’estrade la fille d’un riche fermier qui dotait l’école de produits laitiers et volaillers. Le nom de Marie Haury qui était celui de ma grand-mère ne fut même pas mentionné.
À l’adolescence, elle dut lutter pour ne pas être placée, comme sa sœur, dans une ferme. Léontine était très jolie mais on lui fit porter de lourdes charges et elle se courba jusqu’à devenir légèrement bossue. Grand-mère fut envoyée à Paris dans une famille bourgeoise pour y servir au titre de femme de chambre. Elle y resta jusqu’à son mariage mis en œuvre par son frère pour que la fratrie soit regroupée dans le petit village du Nord de la France, près de la ville de Caudry où les hommes de bonne volonté trouvaient du travail.
Grand-père fut présenté comme un honnête homme, travailleur et fidèle en amitié. C’était une sorte de géant. Il était très grand et très brun. De fait, il était très imposant. Je crois qu’il aima sincèrement Grand-mère mais j’appris, après sa mort, qu’il avait été un mari jaloux, parfois violent et qu’il souffrait apparemment d’un complexe d’infériorité vis-à-vis de sa femme. Grand-mère fit pourtant des efforts pour rester à la place de femme soumise qui lui était proposée. Elle parlait le patois alors qu’elle était très lettrée, accepta de donner les jolis corsages qui faisaient partie de sa dot, gagnée par son travail parisien. Grand-père avait exigé qu’elle s’en sépare car ainsi vêtue, elle était trop belle et pouvait attirer les galants. Grand-mère participa aux concours du village et gagna un grand prix, ce dont grand-père fut très fier. Ce n’était pas une joute littéraire, non c’était le prix de la meilleure commère autour d’une tasse de café. Les concurrentes étaient assises et tenaient une tasse de café brûlant qu’elles devaient boire à la mode du pays. Dans le Nord, on boit le café à la croquette. C’est-à-dire que l’on tient tasse et sous-tasse de la main gauche et le sucre de la main droite. Buvant le café à petites gorgées en croquant un peu de sucre, les commères s’épiaient du coin de l’œil car elles devaient aussi tenir une conversation. Grand-mère sprinta et but la dernière goutte sur le fil ! Ce fut son auréole dans le village, ce qui dut la faire rire intérieurement tant elle était modeste et sage.

                        à suivre … épisode III

Dentelle et Poésie Épisode III



Aima-t-elle son mari ? Qui peut le dire ?
Je crois que l’injustice dont elle fut la victime lors de cette mémorable remise de prix la marqua à jamais. Elle en parlait encore, quelques jours avant sa mort.
Au fond, elle dut penser que le bonheur n’était pas fait pour une orpheline et elle se contenta d’apprécier les petits présents de la vie.
C’est elle qui m’offrit mon premier livre. C’était la représentation filmée d’Alice au Pays des Merveilles qui me plongea dans un monde dont je ne sortis jamais. Lorsque j’arrivais dans la cuisine de grand-mère, j’attendais le moment palpitant où elle allait m’offrir des louis d’or. Ces pièces de vingt centimes étaient pour moi de véritables louis et je les recevais comme tels, négligeant l’air pincé de ma mère.
Elle était mon unique grand-mère puisque côté maternel, je n’en avais plus. Pas de grand-père maternel non plus. Il mourut d’une crise cardiaque pour avoir voulu soulever une ruche afin de la déplacer. Les abeilles étaient sa passion, la menuiserie, son métier. Il aimait tant ses abeilles qu’il leur construisit des ruches sculptées à l’image du temple d’Angkor Vat qu’il avait admiré lors de l’exposition coloniale à Paris.
Il était petit et rusé, appréciait les histoires comiques, riait aux larmes, contrairement à grand-père qui considérait la vie avec beaucoup de gravité. Lorsque mon père chantait, il le coupait d’un vigoureux : « Dis tes prières ! » qui le rendait muet. Il avait été rappelé sur le front, en dépit de ses quarante ans et de ses trois enfants, durant la première guerre mondiale.
Avant les combats, ses camarades lui confiaient lettres et bijoux destinés à leur famille. Grand-père faisait remarquer qu’il pouvait, lui aussi, être tué mais personne n’y croyait. Eugène avait la baraka ! Dans sa famille, l’aîné recevait comme prénom Eugène ou Jérémie. Ce fut l’héritage de mon père et quand on se moquait gentiment de son prénom, il bombait le torse en rétorquant qu’il était grec et signifiait « Bien Né ». Mon frère a échappé à la tradition mais a toujours désavoué son prénom, le trouvant féminin. Maman avait beau lui parler des sources bibliques du plus beau des prénoms à ses yeux, il ne fut jamais convaincu de sa qualité. Quant à grand-père, il fut reconnu un jour pour son appartenance au club fermé des hommes à l’allure remarquable. Lors de son service militaire, il fut choisi pour faire partie d’un régiment constitué pour que le Tsar Nicolas II lui rende les honneurs. Grand-père fut préféré au majordome du baron de Rothschild pour sa prestance. Lors du défilé, le Tsar s’arrêta à sa hauteur et le regarda longtemps avant de reprendre sa route sans avoir prononcé un mot.
En guerre, il résista avec ses compagnons dans un fort mais leur groupe fut submergé par le nombre d’ennemis et il fut fait prisonnier. Un médecin allemand l’examina, trouva qu’il pourrait être centenaire s’il renonçait au tabac et dans l’intérêt de sa patrie l’envoya dans une zone géographique déshéritée. Grand-père dut faire toutes sortes de travaux à la ferme. Il en devint la bonne âme, tant son souci du travail bien fait l’emportait, même chez l’ennemi.
Le propriétaire fermier était en fait, à plaindre. En raison d’une infirmité, il n’avait pas pu combattre et de ce fait, il subissait l’opprobre de ses concitoyens. Il reçut un jour l’ordre de tuer le cochon et de l’offrir à une personnalité régionale. Grand-père lui conseilla la résistance. Son stratagème était simple : il suffisait de dire que l’animal était mort. « Je tuerai le cochon, dit grand-père, et le soir, aux approches de la nuit, vous irez porter quelques bons morceaux à vos voisins pour qu’ils ne vous dénoncent pas ». Ainsi fut fait, pour le bonheur de la famille. Il y avait une petite fille de l’âge de mon père qui adorait « Gefang », prisonnier ; tel était le titre de grand-père.
J’éprouvais moi aussi une sorte de fascination pour cet homme si impressionnant. Il me faisait un peu peur et je lui préférais mon père qui me semblait si doux, par contraste. En fait, grand-père déplorait d’avoir un fils peu viril à ses yeux. Avec ses frères, il mit au point une tactique pour lui éviter des avanies au régiment. Le jugeant inapte au métier de fantassin qui impliquait le corps à corps, il le fit inscrire dans l’étrange affectation de l’aérostation. Mon père fut mobilisé en Provence et échappa à l’humiliante reddition de juin 1940, contrairement à ses beaux-frères.

                        à suivre … épisode IV

Dentelle et Poésie Épisode IV



Tandis que grand-père subissait avec courage le fait d’avoir été vaincu, ma grand-mère se retrouva soudain sans ressources. Que faire ?  Il n’y avait pas de travail. Il fallait qu’elle nourrisse ses trois enfants dont le plus jeune, mon père, n’avait que cinq ans. Elle prit le train et les emmena à Auxerre où vivaient les marraines de guerre de son mari. C’étaient des jeunes filles de famille bourgeoise qui avaient à cœur d’aider la France en envoyant des colis aux prisonniers et en se rendant utiles. Grand-mère eut une lettre d’introduction pour travailler dans une usine d’armement, au camouflage. Le directeur qui la reçut déplora d’offrir un travail difficile à une femme qui, manifestement, avait des compétences intellectuelles. « Un travail de secrétaire vous aurait mieux convenu » s’excusa-t-il mais grand-mère rétorqua qu’elle avait des enfants à nourrir et qu’elle prenait l’offre disponible. Mon père vécut ces années comme de grandes vacances, et lorsque grand-père fut enfin délivré, la petite famille reprit le train en sens inverse. Quelle déconvenue pour le petit Eugène, mon père, en découvrant ce terrible père autoritaire !
Le soir, il confia à sa mère qu’ils étaient « mal partis » avec cet homme ! Plus d’un enfant, très jeune lors du départ pour la guerre de son père, crut réellement en accompagnant sa mère à la gare que cette dernière avait participé à une sorte de loterie. « Si on avait su, on en aurait pris un autre, hein Maman ! ». Ce genre de phrase circula à voix basse dans les familles puis chacun se résigna. Les pères autoritaires étaient appréciés dans notre région. Le mien détesta tant les pratiques du sien qu’il ne voulut pas en user avec nous. Étant donné le caractère difficile de mon frère, il se résigna à le corriger de temps à autre mais avec un certain dégoût. Quant à moi, j’étais choyée, un peu trop même, ce que déplorait ma mère qui voyait son crédit diminuer de jour en jour.
De retour à Audencourt, petite commune qui jouxtait Caudry, rattachée à la ville par la suite sur le plan administratif, mes grands-parents se tournèrent vers l’avenir. Il fallait réparer les dommages infligés par la guerre à leur maison, séparée en deux corps de bâtiment. Côté rue, il y avait une petite maison dont les murs avaient été soufflés par le passage des bombes. C’est là que vivaient essentiellement les familiers. Une pièce d’accueil où trônaient une cuvette d'eau et un savon posés sur une planche soutenue par une chaise sur le dossier duquel il y avait une serviette pour s’essuyer les mains tenait lieu de vestibule. On entrait ensuite dans une seule pièce qui était tout à la fois un salon, une salle à manger, sans oublier la cuisine ! Un poêle Godin ronflait en hiver. C’est là que grand-mère s’épanouissait après son petit tour au jardin. Un petit muret était embelli par des plantations rustiques, muguet, myosotis, tulipes, jacinthes, narcisses etc… La spécialité de tante Marie était la culture des chrysanthèmes, beaucoup plus beaux que chez les fleuristes.
Grand-père s’occupait du potager quand il ne déléguait pas ses pouvoirs à son fils. Grand-mère soignait les poules et les lapins. Mon père était chargé de couper de la luzerne et autres herbes savoureuses pour ces lapins qu’il prit en horreur. Il refusa obstinément d’en manger une fois marié. De même, cet homme qui mangeait de tout avec appétit détesta le riz, même sous la forme de gâteau. À sa mère, il donna l’explication suivante : dans la cour de récréation et à l’extérieur, il fut condamné à se battre pour son honneur. Marie Haury était devenue Marie au riz et papa fonçait, tête baissée lorsque cet énoncé blessant était proféré.
À la nuit tombée, il fallait prendre la direction de la grande et supposée belle maison où se trouvaient les chambres et un vaste grenier. Il n’y avait pas de chauffage et lorsqu’on entrait dans le lit bassiné à l’aide d’une brique enveloppée d’un linge, on passait de la sensation de brûlure à celle de grand froid. On avait intérêt à s’endormir rapidement.
Mes grands-parents et leurs filles s’accommodaient facilement de ce manque de confort. Pour eux, le séjour à la maison n’était que transitoire. Le travail primait. Grand-père travailla beaucoup. Il avait repris le chemin de l’usine et il ne compta pas ses heures, pressé de gagner de l’argent pour acheter son métier et devenir tulliste à son compte. Il y parvint à force de volonté. Le métier qu’il alla chercher avec ses frères tourna avec des commandes inespérées. Mes tantes et mon père le secondaient, grand-mère tenait les comptes. Elle envisagea d’acheter une voiture pour son fils, ce qui, à l’époque, était le comble du luxe. Hélas la crise de 1929 survint et frappa la France quelques années plus tard. « Adieu veaux, vaches, cochons, couvées », grand-père dut vendre son beau métier au prix de la ferraille puis il se loua dans les fermes comme ouvrier agricole et travailla à la tâche. Mon père garda un souvenir amer du repiquage des betteraves. Il avait dû se résigner à le suivre car cet homme terrible lui retira le beurre un soir en spécifiant qu’il était réservé aux travailleurs. Tante Marie cacha sa tartine pour la lui donner, à l’abri du regard du patriarche.
Durant cette période de pauvreté, papa renoua avec les études par correspondance, passa des concours à Paris et finit par devenir secrétaire de mairie, ce qui lui permit à la fois de pouvoir gagner sa vie et de s’émanciper de la tutelle de son père. Grand-père reprit le chemin de l’usine lorsque les commandes abondèrent à Caudry. Ses filles l’y suivirent jusqu’au mariage de tante Victoire qui s’installa à Caudry avec son mari, également tulliste. Grand-père travailla jusqu’à un âge avancé. À l’atelier, on venait parfois le chercher pour défendre « les vieux ». Or ces vieux étaient souvent plus jeunes que lui.
Lorsqu’il se sentit rattrapé par l’âge, il se retira à Audencourt et papa eut toutes les peines du monde à lui faire obtenir une misérable retraite. Grand-père était si orgueilleux qu’il ne voulait pas s’inscrire au chômage, préférant travailler comme une bête de somme plutôt que de solliciter une obole. Il avait donc des trous conséquents dans son parcours. Papa oublia tous les différends qu’il avait eus avec lui et chargea ses sœurs de faire du démarchage auprès des personnes qui l’avaient employé pour qu’elles signent une reconnaissance sur l’honneur de son passage et de son labeur en leur entreprise.
Tout fut fait car Victoire et Marie éprouvaient une vive admiration pour leur père et il put enfin bénéficier d’une petite somme bien méritée.
Le jour de l’An, il était heureux de m’offrir des étrennes. J’avais beau les refuser farouchement, il insistait et me mettait le billet de force dans la main.
   
                        à suivre … épisode V