mercredi 30 novembre 2011

Dentelle et Poésie Épisode III



Aima-t-elle son mari ? Qui peut le dire ?
Je crois que l’injustice dont elle fut la victime lors de cette mémorable remise de prix la marqua à jamais. Elle en parlait encore, quelques jours avant sa mort.
Au fond, elle dut penser que le bonheur n’était pas fait pour une orpheline et elle se contenta d’apprécier les petits présents de la vie.
C’est elle qui m’offrit mon premier livre. C’était la représentation filmée d’Alice au Pays des Merveilles qui me plongea dans un monde dont je ne sortis jamais. Lorsque j’arrivais dans la cuisine de grand-mère, j’attendais le moment palpitant où elle allait m’offrir des louis d’or. Ces pièces de vingt centimes étaient pour moi de véritables louis et je les recevais comme tels, négligeant l’air pincé de ma mère.
Elle était mon unique grand-mère puisque côté maternel, je n’en avais plus. Pas de grand-père maternel non plus. Il mourut d’une crise cardiaque pour avoir voulu soulever une ruche afin de la déplacer. Les abeilles étaient sa passion, la menuiserie, son métier. Il aimait tant ses abeilles qu’il leur construisit des ruches sculptées à l’image du temple d’Angkor Vat qu’il avait admiré lors de l’exposition coloniale à Paris.
Il était petit et rusé, appréciait les histoires comiques, riait aux larmes, contrairement à grand-père qui considérait la vie avec beaucoup de gravité. Lorsque mon père chantait, il le coupait d’un vigoureux : « Dis tes prières ! » qui le rendait muet. Il avait été rappelé sur le front, en dépit de ses quarante ans et de ses trois enfants, durant la première guerre mondiale.
Avant les combats, ses camarades lui confiaient lettres et bijoux destinés à leur famille. Grand-père faisait remarquer qu’il pouvait, lui aussi, être tué mais personne n’y croyait. Eugène avait la baraka ! Dans sa famille, l’aîné recevait comme prénom Eugène ou Jérémie. Ce fut l’héritage de mon père et quand on se moquait gentiment de son prénom, il bombait le torse en rétorquant qu’il était grec et signifiait « Bien Né ». Mon frère a échappé à la tradition mais a toujours désavoué son prénom, le trouvant féminin. Maman avait beau lui parler des sources bibliques du plus beau des prénoms à ses yeux, il ne fut jamais convaincu de sa qualité. Quant à grand-père, il fut reconnu un jour pour son appartenance au club fermé des hommes à l’allure remarquable. Lors de son service militaire, il fut choisi pour faire partie d’un régiment constitué pour que le Tsar Nicolas II lui rende les honneurs. Grand-père fut préféré au majordome du baron de Rothschild pour sa prestance. Lors du défilé, le Tsar s’arrêta à sa hauteur et le regarda longtemps avant de reprendre sa route sans avoir prononcé un mot.
En guerre, il résista avec ses compagnons dans un fort mais leur groupe fut submergé par le nombre d’ennemis et il fut fait prisonnier. Un médecin allemand l’examina, trouva qu’il pourrait être centenaire s’il renonçait au tabac et dans l’intérêt de sa patrie l’envoya dans une zone géographique déshéritée. Grand-père dut faire toutes sortes de travaux à la ferme. Il en devint la bonne âme, tant son souci du travail bien fait l’emportait, même chez l’ennemi.
Le propriétaire fermier était en fait, à plaindre. En raison d’une infirmité, il n’avait pas pu combattre et de ce fait, il subissait l’opprobre de ses concitoyens. Il reçut un jour l’ordre de tuer le cochon et de l’offrir à une personnalité régionale. Grand-père lui conseilla la résistance. Son stratagème était simple : il suffisait de dire que l’animal était mort. « Je tuerai le cochon, dit grand-père, et le soir, aux approches de la nuit, vous irez porter quelques bons morceaux à vos voisins pour qu’ils ne vous dénoncent pas ». Ainsi fut fait, pour le bonheur de la famille. Il y avait une petite fille de l’âge de mon père qui adorait « Gefang », prisonnier ; tel était le titre de grand-père.
J’éprouvais moi aussi une sorte de fascination pour cet homme si impressionnant. Il me faisait un peu peur et je lui préférais mon père qui me semblait si doux, par contraste. En fait, grand-père déplorait d’avoir un fils peu viril à ses yeux. Avec ses frères, il mit au point une tactique pour lui éviter des avanies au régiment. Le jugeant inapte au métier de fantassin qui impliquait le corps à corps, il le fit inscrire dans l’étrange affectation de l’aérostation. Mon père fut mobilisé en Provence et échappa à l’humiliante reddition de juin 1940, contrairement à ses beaux-frères.

                        à suivre … épisode IV

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