mardi 29 novembre 2011

Dentelle et Poésie Épisode V



C’est alors que je me trouvais à Lille en Faculté de Lettres que j’appris la mort de Grand-père. Nous sommes bien sûr partis à Audencourt pour assister à ses obsèques. Ses filles avaient fait le nécessaire. Seules, elles avaient réalisé sa toilette mortuaire. Grand-père reposait dans la fameuse chambre de mon enfance. Il portait son costume du dimanche et était chaussé, un peu comme s’il allait entreprendre les dernières promenades dont il était coutumier. Il avait pourtant subi une attaque cérébrale qui l’avait privé de la parole et l’avait laissé paralysé. « Il ne marchera plus » avait dit le médecin mais grand-père était une sorte de trompe-la-mort et il s’imposa des exercices constants qui lui rendirent l’usage de ses jambes. Tante Marie avait renoncé à travailler à l’usine afin de pouvoir s’occuper de lui à temps plein, tout en faisant semblant de vaquer à ses occupations car il fallait composer avec l’orgueil de ce vieillard qui ne voulait pas rendre les armes. D’ailleurs tante Marie était tributaire d’une fabrique de tulle qui lui confiait la reprise des accrocs de certaines pièces.
L’après-midi, elle attendait patiemment que grand-père revienne de ses vagabondages dans les alentours. Un jour, elle s’inquiéta car il tardait à rentrer. Un voisin vint l’avertir qu’il était tombé dans un fossé. Dissimulé dans les fourrés, il avait pu constater qu’il s’était relevé, non sans mal. Comme tout le monde, au village, connaissait son caractère, on convint qu’il fallait lui laisser le temps de revenir par ses propres moyens. Chacun trouva un prétexte pour ne pas sortir afin que personne ne le voie claudiquer en traversant la rue.
L’honneur sauf, il parvint à rentrer chez lui et renonça désormais aux longues promenades. Petit à petit, le géant perdit ses dernières forces et mourut dans son sommeil. Tante Marie était épuisée physiquement et moralement car il lui menait la vie dure. Elle rejeta la faute sur la maladie et ne se plaignit jamais.
Le jour des obsèques, un dernier hommage lui fut rendu. Tout le village se pressait dans l’église d’Audencourt puis au cimetière où, comble de luxe, une pierre tombale en marbre du labrador qu’il avait payée une fortune, attendait son dernier passager.
Il y avait des fleurs, en particulier une raquette portant la mention « À notre meilleur ouvrier ». Tante Marie fut sensible à la reconnaissance patronale envers un ouvrier qui certes méritait ces dernières fleurs.
Le café du village avait été transformé en restaurant pour la circonstance. Un excellent repas fut servi à la famille qui s’était déplacée. Je vis ainsi pour l’unique fois de ma vie certains cousins dont j’avais toujours ignoré l’existence, Papa ayant coupé les ponts avec ceux qu’il jugeait indignes de lui !
Durant ces agapes tout à fait réussies, je me reprochais de ne pas pleurer la disparition de grand-père mais il est vrai que chacun éprouvait une sorte de soulagement. Il avait plus de 80 ans et tout le monde souffrait de voir cet homme qui avait impressionné le Tsar décliner irrémédiablement, le bras gauche paralysé et la bave au bord des lèvres.
De plus, mon cœur s’était déjà brisé irrémédiablement sept ans plus tôt avec la mort de grand-mère si imprévue qu’elle laissa tout le monde pantois. On s’affairait autour de grand-père cloué au lit et tout à coup, un triste jour, alors que son mari faisait ses premiers pas, grand-mère se sentit mal. Elle n’avait plus d’appétit et restait au lit, à bout de forces. On pensa que c’était le contre coup de la maladie de grand-père mais quand le médecin ordonna radios et investigations, on s’aperçut qu’elle risquait d’avoir une occlusion intestinale. Elle partit bravement pour l’hôpital, fut opérée et sombra dans le coma dont elle ne sortit plus. On la ramena chez elle pour y mourir officiellement.
Il ne fut pas possible de lui faire porter une jolie toilette et elle fut allongée dans le cercueil en chemise de nuit. Tante Marie l’avait cependant joliment coiffée, pour la dernière fois et avec sa sœur, jeta des roses pour l’accompagner.
Grand-père trouva la force de s’habiller avec élégance et refusa toute aide pour suivre le cercueil.
Elle était partie, la fée de mon enfance, ma jolie fée aux cheveux gris. Peu s’en faut que je ne pleure en écrivant ces lignes tant la douleur, ensevelie sous le poids des années, est toujours vive.
Lorsque j’écris des contes, une fée d’un certain âge, la fée des lilas s’impose à mes personnages. J’ai longtemps pensé que c’était la projection de mon être mais je réalise à présent que c’est grand-mère qui revient ensoleiller mes jours.
À Lille où j’étudiais les lettres classiques, j’étais souvent triste et perdue dans cette grande ville. Je me demandais souvent avec angoisse ce que j’étais venue faire sur ces bancs universitaires. Certes, j’éprouvais une passion pour la poésie et la littérature mais je ne comprenais pas le sens de mon existence qui m’apparaissait vide et irréelle. Alors pour me rassurer, je portais des gants en dentelle, même en plein hiver et j’attendais, le cœur battant, l’éclosion des premières fleurs de magnolias. Je ne savais pas, grand-mère, que mon destin était en fait très simple. J’étais venue chercher les prix dont on t’avait spoliée quand tu étais petite.
Ces études qui m’apparaissaient parfois sans véritable objet, c’étaient celles que tu n’avais pas pu faire et que tu méritais plus que moi.

« Ah ! Vienne vite le Printemps,
 Et son clair soleil qui caresse,
Et ses doux oiseaux caquetants ! »

Ces vers de Verlaine, je les crois appropriés pour clore cette saga familiale.
Encore un mot : Toutes les personnes que j’ai citées ont disparu, à une seule exception : Tante Marie est toujours vivante et, si Dieu lui prête vie, le 29 janvier 2012, elle aura 103 ans !   
FIN

2 commentaires:

  1. Un soir fait de rose et de bleu mystique
    Nos échangerons un éclair unique
    Comme un long sanglot tout chargé d’adieux
    Et plus tard un Ange
    Entr’ouvrant les portes
    Viendra ranimer, fidèle et joyeux
    Les miroirs ternis et les flammes mortes
    Baudelaire "les fleurs du mal"

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  2. Magnifique strophe Baudelairienne qui s'harmonise à merveille avec ce texte de Dentelle et Poésie mais aussi d' Amour !

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