dimanche 13 novembre 2011

Le fils de Corto Maltese


Il y avait une chose que Benji détestait, c’étaient les vacances. Lorsque tous les enfants avaient quitté le pensionnat en compagnie de leurs parents, il restait seul, désespérément seul ! Pourtant Sœur Anne le lui avait confirmé, il n’était pas orphelin. Il avait un père mais ce dernier travaillait sur les plateformes pétrolières, bien loin et il ne pouvait pas quitter sa place de maintenance. Un jour, il viendrait le chercher, lui promettait Sœur Anne et ils ne se quitteraient plus.
En attendant, Benji se consolait en lisant des bandes dessinées. Il y en avait qui lui plaisaient particulièrement parce qu’elles mettaient en scène un héros fabuleux nommé Corto Maltese. Il était grand, portait des vêtements d’aventurier et une balafre sillonnait sa joue de manière virile. Il lui arrivait toutes sortes d’aventures dont il sortait toujours vainqueur, en dépit des difficultés rencontrées.
Peu surveillé en cette période de vacances, les sœurs se livrant à des activités destinées à améliorer leurs finances, location de chambres en B & B méditatives, élaboration de confitures, fromages et plats cuisinés sans oublier un élixir joliment présenté dans des bouteilles de verre peintes par Sœur Éliane, une artiste convertie, Benji s’enfuit un jour de marché. Il emportait dans un baluchon de toile un énorme fromage, un pain tout chaud sorti du four par Sœur Madeleine, également experte en pâtisseries, le gâteau basque fourré à la confiture de cerises noires étant sa grande spécialité. Il emportait également une bouteille d’élixir car il avait souvent participé au broyage des plantes cueillies dans les sous-bois et les prairies et leur trouvait une odeur enivrante. Certes, l’alcool entrant dans la composition du breuvage, il savait qu’il ne faudrait pas goûter cet élixir comme une simple boisson mais il n’ignorait pas qu’on lui prêtait certaines vertus curatives. Il arrivait souvent à Corto Maltese de sortir d’étranges comas à la suite d’agressions, d’empoisonnements ou de soirées délirantes en compagnie d’amis et Benji ne doutait pas de l’immersion en aventures périlleuses qui l’attendaient au détour du chemin.
Craignant d’être poursuivi et rattrapé, ce qui mettrait un point final déshonorant à son beau voyage, Benji accélérait l’allure, ne s’arrêtant que pour de courtes pauses. La chance fut de son côté car la venue de missionnaires au pensionnat troubla la quiétude de la maison. Zélés et autoritaires, les missionnaires furent d’avis que le goût du commerce l’avait emporté sur le service divin. Tancées pour leur bonhommie, les sœurs furent astreintes à de multiples pénitences et ce n’est qu’en émergeant d’une messe spéciale dite pour le salut de leur âme, bien en peine aux dires des ermites aux sandales courroucées, que Sœur Marguerite s’écria avec effroi que Benji avait disparu.
Elle l’avait cherché dans les multiples recoins dont il avait la spécialité mais il fallut se rendre à l’évidence : il avait pris la poudre d’escampette. Ce constat libéra les sœurs de l’emprise que les missionnaires avaient exercée à leur endroit. La supérieure, Mère Angèle pria froidement leurs hôtes de bien vouloir les laisser en paix. « Œuvrez  pour Dieu, mes fils. Nous avons, de notre côté, charge d’âmes et nous prierons pour le retour de Benji certes mais nous nous emploierons à le retrouver car son sort terrestre nous importe ». C’est sur ces mots prononcés avec vigueur suivis par un effet de manches marquant la sortie que les fils de Dieu s’évanouirent dans la nature, à la recherche d’un monastère où ils pourraient imposer la règle d’or de la liturgie.
Un véritable maillage fut mis en œuvre, impliquant la population des marchés où les sœurs vendaient leurs produits, les écoles où elles enseignaient l’art de la couture et de la broderie, les mairies où elles avaient leurs entrées, proposant leurs services pour des personnes âgées ou malades. Elles étaient très appréciées dans la région. Benji, de plus, n’était pas indifférent aux personnes consultées. C’était un bel enfant souriant et secret, le type même du garçonnet que chacun aurait aimé avoir pour fils.
Alors que toutes les équipes étaient revenues sans le moindre renseignement, un chasseur confia à sa femme qu’il avait aperçu un petit bonhomme mordant à belles dents dans un fromage. L’enfant avait ensuite disparu, glissant d’un arbre à l’autre comme un véritable comanche.
À peine reposé de son immersion dans le monde de la chasse, biche, lièvres et faisans reposant dans le saloir, l’homme des bois prit la direction du pensionnat. Soulagées à demi, les sœurs réclamèrent un schéma afin de visualiser le point géographique où Benji avait été vu pour la dernière fois et replacèrent la position dans un axe chronologique. Cartes en mains, elles explorèrent les hypothétiques parcours, analysant les dangers potentiels, ici une mer inconnue, là des collines caillouteuses, là encore une forêt où le chasseur, n’avait jamais mis les pieds car toutes sortes de légendes envoûtantes circulaient dans les mémoires des conteurs. C’était un repère de brigands, de loups garous et de sorcières aux breuvages maléfiques. « C’est d’ailleurs pour contrer ces poisons que des sœurs avaient inventé l’élixir qui se vendait si bien sur les marchés » ajouta l’homme en croisant les doigts pour se préserver de toute magie diabolique. « Sornettes, mon fils ! Certes Sœur Angélique m’a confié sur son lit d’agonie la recette de l’élixir mais elle ne m’a nullement mentionné l’existence d’un philtre du Malin » dit sévèrement Mère Angèle mais chacun se plut à remarquer en son for intérieur la proximité des deux prénoms augustes.
Des regards convergents se dirigèrent vers Sœur Angélina. Sans doute, serait-elle la prochaine supérieure du couvent qui abritait en son sein un pensionnat lucratif.
Tandis que les échanges fusaient, Benji avait atteint un rivage, sans doute celui de la mer inconnue qui avait été évoquée par les dames du pensionnat. Il fut heureux de trouver une cabane avenante, sans doute celle d’un pêcheur. Il s’y installa et s’endormit sur un lit de feuillage après avoir fermé la porte de bambous et de roseaux tressés. Il s’éveilla tardivement, s’aperçut que ses provisions étaient très réduites. Il fallait partir chercher de la nourriture. Des coquillages firent l’affaire. Non loin de la cabane, un ruisselet suintait sur les pierres, libérant un filet d’eau dont il se gorgea, remplissant sa gourde. Des albatros et des mouettes se livraient à un véritable ballet. Des cigognes s’abattirent sur le toit de la cabane et se mirent en devoir de renouveler leur espèce en se livrant à des joutes amoureuses. Ravi par le spectacle que lui offrait ce bord de mer, Benji sortit un petit carnet de sa besace, un crayon et nota les pensées qui venaient en foule dans sa tête blonde, formant des entrelacs poétiques et des aphorismes de circonstance, tels que : « La mer est infinie et je voudrais prendre la forme d’une vague pour conquérir l’éternité ». Après ces épanchements qui se voulaient littéraires mais qui n’étaient, en fait, qu’une lutte contre la solitude et le stress, Benji ferma les yeux, rêvant qu’un grand oiseau de mer l’emportait dans un pays lointain où l’attendait peut-être une princesse en proie aux noirs tourments.
Il fut peu surpris de s’éveiller dans une barque pilotée par un homme dont le profil ressemblait à s’y méprendre à celui de Corto Maltese, son héros préféré.
Ils étaient en haute mer. Une voile triangulaire était gonflée par le vent, une brise salvatrice. On aperçut bientôt un roc en forme de lyre qui barrait l’horizon. Une petite crique était à l’abri du vent. La barque s’y échoua et les deux passagers foulèrent le sable frais. Corto Maltese ou son incarnation amassa des branchages pour faire du feu et se mit en devoir d’allumer le tout en utilisant un briquet doré qu’il sortit de son caban. Les flammes dansèrent, formant une ronde féminine et poétique.
Benji était si heureux qu’il se plut à penser que Corto Maltese était son père, cet homme dont l’absence formait son plus noir tourment. Il ferma les yeux en s’abandonnant à la rêverie. Des cris le réveillèrent. Personne mais ô surprise, Corto Maltese avait disparu. Il ne restait auprès du feu qui s’éteignait qu’un sac de marin empli d’effets de rechange à sa taille, de pain et du fromage. Un cahier crayonné de multiples dessins formant le début d’une histoire retint son attention. Il le regarda attentivement, surpris de s’y voir croqué avec finesse. La scène du feu sur le rivage clôturait la bande dessinée inachevée. Benji mangea pain et fromage avec appétit puis il tourna le dos à la mer, décidé à explorer le rocher sur lequel ils avaient amerri. De plus, il ne désespérait pas de revoir Corto Maltese puisque la barque était toujours là. Il avait peut-être tout simplement pris les devants et l’attendait au sommet du roc à forme lyrique.
Lorsqu’il arriva au point culminant, il s’extasia devant une sorte de grande maison coloniale avec péristyle et véranda. Une doudou se balançait dans un rocking chair en chantonnant une berceuse destinée à un petit enfant aux beaux yeux bruns, à la chevelure bouclée. L’enfant s’éveilla et tendit ses petites mains potelées à Benji qui les prit doucement, déposant délicatement un baiser sur la paume dorée.
La nourrice lança un appel, aussitôt suivi d’effet. Une jeune fille aux lourdes tresses piquées de fleurs apporta table, fauteuil et plateau chargé de plats alléchants et de boissons colorées.
Benji se régala de jus de fruits, de petites tourtes fourrées au crabe, de salades où se mêlaient jeunes pousses et fleurs. Des gâteaux crémeux à la réglisse et au moka formaient une farandole sucrée autour de petites bouchées au miel et aux noix. Il n’avait jamais mangé de telles merveilles, la nourriture du pensionnat reposant sur un principe qui était d’éloigner hôtes et servantes de Dieu du péché de gourmandise. Une exception était consentie à Noël, à Pâques et autres fêtes liturgiques. Sœur Amandine apportait fièrement à table une bûche de Noël, un gâteau au chocolat parsemé de petits œufs à la liqueur ou autres pâtisseries aux fruits confits et à la crème parfumée à la violette des bois. Pour la première fois, Benji pensa aux braves sœurs qui se souciaient de son bonheur et éprouva des remords en songeant qu’elles devaient être dans la peine à cause de sa fugue.
Il pria son hôtesse de lui fournir de quoi écrire et il rédigea le message suivant : « Je n’ai pas résisté à l’attrait de l’aventure. Je me porte bien et pense à vous avec affection. Votre méchant Benji ». Un perroquet arrivé à point nommé l’aida à propulser son message vers le couvent de son enfance et les sœurs qui lui servaient de mères, de grandes sœurs ou de confidentes.
Le temps passa à une vitesse accélérée tandis que l’esprit de Benji suivait les méandres de l’oiseau. Les rayons du soleil couchant embrasèrent l’horizon et l’enfant se laissa guider docilement dans la grande maison par la nounou décidée à regagner sa chambre. Elle pointa de l’index une porte décorée d’un verre lumineux peint d’arabesques bleues. Benji l’ouvrit timidement et se trouva alors dans une grande pièce meublée sobrement. Une mosaïque de galets lisses et dorés donnait de la chaleur à cette chambre étrange, déjà habitée par Corto Maltese qui se balançait dans un hamac confortable en fumant. Un autre hamac, placé en vis-à-vis à une distance raisonnable attendait Benji qui passa tout d’abord dans la salle de bains afin de se détendre sous la douche et de se préparer à passer une bonne nuit grâce à des soins hygiéniques indispensables. Il se frotta vigoureusement, débarrassant son épiderme de toutes les traces de transpiration accumulées lors de son voyage. Ensuite Benji enfila une tenue soyeuse bleu nuit qui reposait sur un valet de bois sculpté de roses. Il chaussa d’agréables pantoufles, se parfuma d’eau de Cologne en utilisant un élégant vaporisateur. Des fragrances de sous-bois flottèrent dans ce cabinet de toilette raffiné que Benji quitta, presque reposé.
Il se hissa dans le hamac, discernant au loin la longue silhouette de Corto Maltese qui lui semblait presque désincarnée tant elle était immatérialisée par un nuage de fumée aux senteurs florales épicées. Benji s’endormit et plongea dans un sommeil entrecoupé de rêves. Tantôt, il marchait sur l’écume des vagues et faisait provision d’étoiles de mer qui se métamorphosaient en bijoux, tantôt il se balançait dans une nacelle et croisait des grues cendrées qui lui annonçaient le mariage de la petite fille de Cendrillon. Lorsqu’il s’éveilla, il était seul. Le hamac de Corto Maltese gardait la forme du marin intrépide, un bloc-notes griffonné de dessins et de courts textes ornés de nuages pourprés s’offrait à sa curiosité. Il le feuilleta avec amour, découvrant avec joie l’esquisse de sa propre existence. Le dessin le représentait ramassant des coquillages puis une série analogue à une bande dessinée racontait une histoire, sa fugue, son voyage et une rencontre organisée autour d’un carrosse d’or et d’une jolie princesse.
Benji n’eut guère le temps de s’attarder sur cette belle évocation car Nounou le pria de la rejoindre dans la véranda après avoir fait sa toilette. Une jeune fille lui apportait de beaux vêtements qu’elle disposa sur le dosseret d’un fauteuil. Après le départ des dames, le jeune garçon se mit en devoir de faire honneur à l’accueil princier qui lui était réservé. Après avoir chaussé d’élégants mocassins pour parachever sa tenue d’apparat, il rejoignit ses hôtesses sous la véranda où un chocolat odorant et vanillé lui fut servi. De jolies brioches, des macarons croustillants et des fondants glacés accompagnaient ce délicieux breuvage qui le plongea dans un bonheur enfantin sans limite.
Soudain son attention fut attirée par une voile noire qui voguait sur les flots. Il prit une longue vue et scruta le contenu de l’embarcation qui se rapprochait du rivage. Une sorte de pirate au visage farouche, balafré et buriné jetait des regards d’épervier sur la plage déserte. Sans mot dire, Benji tendit la longue vue à Nounou qu’il vit blêmir. « Il est revenu de l’enfer, ce maudit cavalier des ténèbres ! Puisse Corto Maltese nous en débarrasser à tout jamais ! ». Ces paroles martiales ne rassurèrent pas complètement notre petit héros qui aurait préféré savourer une journée si bien commencée dans le calme et la rêverie. Il songea cependant que toutes les fois qu’il était question de carrosses et de princesses, il fallait guerroyer pour mériter ces cadeaux divins.
Il demanda à Nounou de bien vouloir lui fournir une tenue appropriée à l’art de la guerre afin de prêter main forte à celui qu’il considérait comme son modèle mais la brave dame fut d’avis qu’il valait mieux se tenir à l’écart d’un combat qui ne lui apporterait que des ennuis « D’ailleurs, ajouta-t-elle avec malice, je crois que vous aurez mieux à faire. De l’autre côté de la maison, il y a un chemin où vous attend un carrosse. L’aventure vous sera profitable ». Joignant le geste à la parole, elle lui présenta une cape dont il se vêtit, lui offrit un panier plein de victuailles pour le voyage et lui envoya un baiser du bout des doigts.
Benji obéit à ces agréables injonctions et partit vers sa destinée. Après avoir traversé la vaste maison en faisant glisser ses mocassins sur d’interminables corridors, il atteignit une porte qui ouvrait sur un immense parc. Il se promena avec amour dans un univers bucolique où abondaient fleurs exotiques et colibris. Il avait presque oublié le fameux carrosse lorsqu’il se présenta à son regard ébloui, en or massif serti de pierreries, avec un attelage de six chevaux splendides, bais, à la crinière tressée de roses. Deux cochers en livrée chamarrée, un valet et une servante vêtus comme au théâtre complétaient ce tableau hors du temps. Les serviteurs déroulèrent le marchepied et Benji s’installa dans l’habitacle capitonné, un peu déçu de ne pas y découvrir une princesse. Les battements de son cœur ralentirent et il se détendit dans ce confortable carrosse en compagnie du jeune couple qui lui souriait avec déférence. Il se laissa bercer par le chant de la route lorsque les cochers eurent fouetté les chevaux qui filèrent bon train dans une campagne verdoyante. Les paysages se succédèrent révélant des formes contrastées. Ici des collines rocailleuses, là un raidillon dont le surplomb donnait sur la mer.
Le bateau du pirate ayant disparu, Benji en déduisit avec satisfaction que, Corto Maltese, une fois de plus, avait vaincu l’ennemi. La voile blanche de leur bateau était gonflée par le vent. À n’en pas douter, le célèbre marin était en route pour de nouvelles aventures.
Benji n’eut pas le temps d’éprouver de la mélancolie car le carrosse stoppa dans la cour d’un domaine particulier. Au milieu de vignes où abondaient les belles grappes dorées de muscat, un dôme de cristal jetait mille feux. L’enfant arpenta une allée de sable fauve et pénétra dans un magnifique hall orné de gigantesques miroirs. Un jeune homme élégant vint à sa rencontre, lui souhaita la bienvenue et lui demanda avec grâce de bien vouloir le suivre. Benji s’exécuta sans difficulté. Ils arrivèrent bientôt dans une très belle salle qui tenait à la fois de la véranda, du palace et de la pièce principale des châteaux d’antan. Verre, bois travaillé et sculpté, peintures en arabesques sur des murs blancs, fleurs montant en volutes sur des structures en fer forgé contribuaient à donner à la salle une charmante originalité. Quant au mobilier, il était à l’avenant. Table de chêne ornée de nappes brodées qui formaient une rose en tissu en son milieu, chaises à haut dossier en forme de cœur, poufs de cuir souple, guéridons, lits d’apparat incitaient à s’installer durablement.
Le prince Swahili invita Benji à prendre place à table en sa compagnie. Il prit une flûte et joua un petit air entraînant. De jolies jeunes filles apparurent, portant une bouilloire d’eau parfumée, une cuvette et des serviettes chaudes. Les convives se lavèrent les mains puis une autre ronde de jeunes filles apparut, portant des assiettes odorantes où reposaient mille et une gourmandises appétissantes, feuilletés aux crustacés, chaud-froid de volailles, petits légumes en cassolettes de sauce crémeuse, fruits des bois à la crème fouettée et choux fourrés de mousse au chocolat.
Ils se régalèrent de toutes ces merveilles, buvant du sirop de groseille et d’orgeat. Une spectaculaire pièce montée fut servie accompagnée d’un vin chaud à la cannelle et de liqueurs fruitées. Benji songea à nouveau aux sœurs qui devaient se tourmenter durant son absence. Swahili semblait lire dans ses pensées car il lui dit que des nouvelles seraient portées au pensionnat. « Nous leur dirons que ton père est venu te chercher. Dorénavant, tu vivras auprès de moi en ce palais, si tu le souhaites naturellement ».
Benji croyait vivre dans un autre monde plein de féerie. Ce jeune homme était si charmant que la vie devrait être facile à ses côtés.
Il passa dans un cabinet de toilette, enfila une tenue de nuit, s’allongea sur l’un des deux lits tandis que le prince occupait l’autre et s’endormit, le rêve palpitant au bord de ses paupières lourdes.
La nuit fut mouvementée, du moins dans ses rêves. Benji percevait les bruits d’une lutte acharnée qui se livrait près de son lit. Il entendit des sanglots. Un cri strident provoqua son réveil. Ô surprise, il n’était plus dans la belle chambre du palais de cristal mais il reposait, enveloppé dans une chaude couverture, au fond d’une barque avec Corto Maltese comme barreur. Il ferma les yeux et sombra dans un profond sommeil, sans rêve.
Au réveil, il se trouvait à la case départ, au bord de l’eau. Corto avait allumé un feu de bois et faisait chauffer du café. Il en but avec plaisir, mangea du pain et des confitures extraits de la besace du navigateur et attendit patiemment que son idole lui donne des explications sur l’étrangeté de la situation.
« Benji, dit enfin Corto Maltese, tu es mon fils. Cet homme qui travaille dans les champs pétroliers au loin et qui viendra te chercher un jour, c’est une fable que j’ai inventée pour les sœurs afin qu’elles t’accueillent dans leur pensionnat dont on m’a dit grand bien. Étant donné ma vie aventureuse, je ne pouvais pas t’emmener dans mes voyages et ta mère vit quelque part, emprisonnée vraisemblablement car elle nous aime infiniment. C’est pour la retrouver et la délivrer que je parcours le monde. Lorsque j’ai affronté le pirate qui me poursuit de sa haine depuis une éternité, j’ai demandé à la nourrice de t’éloigner car je n’étais pas certain de l’issue du combat.
Malheureusement les domestiques à la solde de Nounou ont été poignardés et on les a remplacés par des proches de Swahili, sans cesse à la recherche de jeunes garçons pour, dit-il, les aimer ce qui revient à les souiller et à voler le peu d’enfance qui leur reste à vivre. Je suis arrivé à temps car l’effet de la drogue versée dans le vin chaud commençait à produire son effet et Swahili n’allait pas tarder à te dispenser d’immondes caresses. Nous nous sommes battus et j’ai gagné en dépit de mes dernières blessures car la vie de mon fils en dépendait ». Corto se tut brusquement, prit les mains de Benji dans les siennes et resta silencieux une petite éternité. Benji vogua avec lui en pensée sur les mers tour à tour orageuses et écumeuses pour devenir une immense nappe bleue où le soleil venait se rafraîchir.
Lorsque Benji reprit pied dans le monde réel, Corto Maltese avait à nouveau disparu. Cette fois, Benji fut heureux de le savoir à la conquête des mondes pour retrouver sa mère. À cet instant, un cri retentit : « On l’a trouvé ! Il est vivant ! » Des chasseurs dispersèrent les cendres et l’un d’eux serra l’enfant sur sa poitrine.
Sa cornette s’accrochant dans les feuillages, Sœur Anne apparut enfin et rendit grâce à Dieu d’avoir préservé l’enfant qui était leur étoile. Un brancard confectionné en bambous, feuilles et fleurs arriva à point nommé. Benji eut beau protester, il fut prié instamment de s’allonger sur cette couche offerte par la nature.
Lorsqu’on l’interrogea au couvent sur ses velléités de fugue, il mentit à demi en déclarant qu’il avait cru répondre à l’appel de son père.
Il ne fut pas question de sanctions. Les sœurs étaient si heureuses de l’issue de l’aventure qu’elles prouvèrent à l’enfant à quel point elles les aimaient.
Un bon repas fut servi, les sœurs entonnèrent des chants mélodieux et Benji les rejoignit dans ces vocalises en imposant sa belle voix chaude. Un instant, il crut voir la silhouette de l’inoubliable marin traverser la pièce monacale, laissant dans son sillage des coquillages de brume et des étoiles d’or. Benji se promit de les recueillir et de les garder soigneusement en gage de l’amour paternel dont son héros avait fait preuve. Avec ce dernier geste, Corto Maltese demeura dans son imaginaire celui qui viendrait le chercher, un jour, et il sourit avec amour, rendant au monastère l’aura divine qui lui échappait parfois.

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