samedi 3 décembre 2011

Cousin Maurice


J'ai cinq ans, peut-être six, et je marche sur les pavés du chemin qui conduit à la ferme. Le prétexte ? je vais chercher du beurre. Je suis accompagnée par mon grand cousin dont je ne vois que la taille bien prise dans son uniforme militaire. Je suis très fière car je le trouve magnifique dans ce costume kaki que je vois pour la première fois. De temps à autre, je vois son visage. Il se penche vers moi et me demande d'un air inquiet : "Tu es sûre que tu ne t'es pas trompée ? " Il est vrai que je suis si jeune et le chemin si long qu'il peut avoir des doutes. Mais non, je ne me trompe pas, ou alors, si inconsciemment j'ai choisi le chemin le plus long, c'est que je désire lui montrer le royaume des enfants, l'endroit où mon frère va pêcher les grenouilles. Je l'accompagne presque toujours dans ses promenades car maman aime la tranquillité. "Daniel, tu t'occuperas de ta soeur ! " Alors, Daniel s'occupe de sa soeur : il lui confectionne une tenue de brousse, elle a un arc, et si elle ne saute pas le ruisseau, il lui dit "Si tu pleures, je te laisse là".
Je sens très bien que le cousin Maurice n'est pas aussi cruel que mon frère. Parfois même, il me propose de me porter, mais je refuse fièrement "Je suis grande ! " et puis je veux montrer que je vaux bien un garçon.
Je suis tout de même déçue car Maurice ne veut pas aller voir notre royaume, une mare pompeusement baptisée "mer de Flines". Je n'ai pas encore vu la mer mais je crois savoir que c'est très beau. Bizarre que le cousin Maurice ne soit pas attiré par notre mer !  J'aurais pu lui montrer que je n'avais pas peur dans les hautes herbes et que j'étais capable, moi aussi, d'accrocher des grenouilles à ma ceinture.
Il rêve beaucoup, le cousin Maurice, il fixe l'horizon, il siffle encore et toujours la même chanson "Bonsoir Lili...".
Bien des années plus tard, en visionnant une cassette que je destinais à mes élèves, je frissonnai en apercevant sur l'écran une horde de pauvres diables, havres et déguenillés, les prisonniers de Dien-Bien-Phu - Un metteur en scène soviétique  les filmait, le drapeau blanc à la main, avec un semblant d'allure de défilé militaire, pauvres hères dont le martyre transperçait l'écran. Alors, soudain, ces deux images se sont surimposées : le cousin Maurice en promenade par un beau jour de printemps, fièrement sanglé dans son costume militaire puis le sergent-chef Maurice Buirette porté successivement disparu à Dien-Bien-Phu et mort pour la France sans avoir pu achever sa marche épuisante. Mort sur le bord du chemin ou pire, lors d'une halte dans un camp de fortune, jeté aux ordures.
J'ai donc éprouvé le besoin irrésistible de le suivre sur ce chemin de croix, voulant tout à coup tout savoir, y compris des détails anodins ou une cruelle vérité.
C'est en lisant fièvreusement, tous les récits de la guerre d'Indochine que j'ai tremblé de le rencontrer au détour d'une page. Puis je me suis accoutumée à cette histoire étrange, ce waterloo asiatique où ont sombré tant d'hommes recouverts de l'indifférence et de l'oubli.
Je me suis procuré des photographies et des documents militaires le concernant, et leur examen a adouci ma peine. Sur les photos, j'ai retrouvé son sourire angélique : "Tu es sûre que tu ne t'es pas trompée ? " ... Cette petite phrase me poursuit. Je l'imagine marchant pieds nus dans les marécages, poussé par ses gardiens..."Etes-vous sûrs de ne pas vous tromper ?  Pourquoi erre-t-on ainsi dans la jungle, tournant littéralement en rond ? Pourquoi ne prenons-nous pas la route de Hanoi, celle qui nous rendrait à nos familles ? Ma mère m'attend au pays. Elle sait que je lui rapporterai un manteau de fourrure pour qu'elle n'ait plus jamais froid, je lui en ai fait le serment dans mes lettres ..."
Un manteau de fourrure, dans la jungle !  Je l'imagine en proie au délire. Pas de médicament pour les "mercenaires colonialistes". Il faut qu'ils marchent jusqu'à l'épuisement total, jusqu'à la mort.
N'ont-ils pas été payés pour cela ? 
"Mais, Madame, ils l'ont bien voulu, ils se sont engagés, ils ont signé un contrat pour une sale guerre qui ne nous concerne pas" répondait-on perfidement à ma mère lorsqu'elle implorait la clémence de l'épicier ou du fruitier. En fait de clémence, Maurice n'a connu que celle d'Hô Chi Minh, le bienfaiteur du Vietnam.
Celui qui se faisait appeler Monsieur Paul en France, qui dormait dans les bras d'une française, et qui connaissait la chaleur hospitalière d'un couple français prestigieux, les Aubrac, n'a-t-il jamais eu de cauchemars en précipitant la mort des vaincus ? 
Le Général Giap avait-il vraiment besoin de cette mascarade funèbre pour clore une victoire chèrement gagnée ? 
"Malheur aux vaincus ! " Ces trois mots me hantent et me ramènent dans les rizières où pataugent des ombres, morts debout.
Certes, il y avait parmi eux, les forts, les courageux .... un pas, encore un pas ....ceux qui n'abdiquent jamais ou qui, lorsqu'ils sont acculés à l'échec, se comportent comme Vercingétorix, sautant fièrement de cheval, devant le conquérant, sûrs d'avoir bien mené le combat mais d'avoir eu une destinée contraire.
Si je me plonge dans l'univers familial qui a été le mien, je peux être assurée que Maurice n'avait pas été élevé pour être un Vercingétorix. De plus, l'humiliation et la défaite, il connaissait déjà.
Il avait fait partie du convoi de réfugiés quittant les plaines du cambraisis, une boite de chocolats sous le bras, je tiens ce détail de ma mère qui avait beaucoup aimé cet enfant, lui servant de seconde mère.
Lorsque les Allemands avaient fait irruption dans nos plaines, certains de nos soldats s'étaient égaillés sur les routes. Mon grand-père paternel aidé de quelques camarades qui avaient connu la grande guerre dans les rangs des vétérans, était allé haranguer "les jeunes", leur demandant de faire demi tour et d'affronter l'ennemi avec courage. Peine perdue ! 
La drôle de guerre avait gâté l'âme des soldats, leur ôtant l'envie de résister. C'est ainsi que les femmes, les enfants et les vieillards avaient quitté leur village, exode misérable ... pour aller vers des ailleurs imaginaires où l'on ne rencontrait pas de guerre.
Quelque deux cents kilomètres plus loin, ils  s'étaient résignés et avaient fait demi tour pour rejoindre leur foyer.
Titubant dans la colonne des rescapés de l'enfer de Dien-Bien-Phu, Maurice a-t-il songé à cet exode qui s'était terminé sans dommage mais sans espoir ? 
Lors de l'exode, il avait dû abandonner la boite de chocolats trop lourde pour lui. Selon le dernier témoignage d'une personne qui l'a vu vivant, en l'occurrence son lieutenant, il était très fatigué, mais il avait encore son casque, ce qui lui permettait de posséder un récipient destiné à contenir les précieux grains de riz offerts par l'ennemi. Ma tante nous donnait tous ces détails d'une voix monocorde.
Je l'imaginais, bivouaquant, un sourire aux lèvres, son casque plein de riz à la main. Il est vrai que je n'avais que huit ans lors de la prise de Dien-Bien-Phu et qu'à cet âge, on a  tendance à croire aux contes de fées.
Cousin Maurice ne pouvait pas mourir puisqu'il avait encore son casque ! 
Des éléments rapportés par le lieutenant auraient cependant, dû nous inquiéter.
Il ne l'avait jamais revu par la suite parce que la colonne avait été coupée en deux. Maurice n'était pas dans la même colonne. Un soupçon me vient aujourd'hui : ne faisait-il pas partie du groupe d'éclopés qui ne pouvaient plus suivre le train ? cette poignée de riz cru n'était-elle pas le viatique du mourant, la dernière attention, dérisoire, octroyée à celui qui ne pourrait pas l'absorber, faute de cuisson ?
Le non-dit du lieutenant était sans doute la retenue humaine face à l'interrogation désespérée d'une mère : lui rendrait-on son fils ? 
Sans doute avait-il ménagé ses mots, espérant peut-être l'impossible en son for intérieur, la survie de son subordonné ! Il ne pouvait pas deviner que ma tante s'accrocherait farouchement à la plus petite parcelle d'espoir qui lui serait donnée.
Par la suite, ,on ne retint de l'épisode "Dernière rencontre avec un mourant" que l'élément salvateur = le casque.
Certes, le retour à Bertry de la cantine du sergent-chef Maurice Buirette nous semblait insolite, mais n'était-ce pas, par ailleurs, le signe que tout allait bien, que l'armée "assurait" puisqu'elle disposait des objets appartenant à chacun de ses hommes en propriétaire absolue ? 
Puisqu'on nous rendait sa cantine, c'est que Maurice s'apprêtait à faire son retour.
On l'imaginait, quelque peu coquet, achetant les derniers souvenirs, pour sa famille, se préparant à l'éblouir de récits fabuleux.
Face au silence, on meublait, on attribuait à chaque objet une légende. Il y avait un nerf de boeuf, un képi, et d'autres objets qui, sans doute, n'avaient pas retenu mon attention.
Ma tante les exhibait au salon ; ils semblaient imprégnés de la présence de leur propriétaire, ils revivaient, chargés d'histoire.
Tante Lydie se mit alors à avoir la plume épistolaire. Elle harcelait l'armée de demandes incessantes, faisait appel aux radiesthésistes.
Certains étaient formels : Maurice était en vie. Il était seulement prisonnier de forces mauvaises. Etait-il amnésique ? Voulait-il vivre en Indochine, désormais Vietnam, incognito ? 
Avait-il fait la connaissance d'une jeune fille Thaï qui exigeait de lui le silence absolu ? 
Ma tante acceptait, pardonnait tout, pourvu qu'il fût en vie.
Un jour, elle crut le reconnaître dans la foule qui se pressait à Casablanca - séjour offert par sa fille qui voulait la distraire de son chagrin - Elle courut aussi vite que ses jambes enflées le lui permettaient mais ne put rattraper cette ombre qui obliqua soudain dans une rue secondaire après s'être retournée et avoir fixé sa mère sans la reconnaître
L'obsession de ma tante était à son paroxysme. Elle voyait Maurice partout et délirait constamment à son sujet de sorte que ce fut un tollé dans la famille et que chacun voulut l'empêcher d'aborder ce sujet. Interrompue, traquée, ma tante avait le regard d'une bête blessée et elle enchaînait docilement sur une question anodine : "fallait-il mettre une pincée de sel dans la pâte feuilletée afin de la rendre plus croustillante ?"
Son regard fixe était cependant éloquent. Elle prit l'habitude de vivre avec Maurice en secret. Elle était habitée par ce fils unique, son troisième enfant, celui qui lui avait rendu le goût à la vie, après la fuite de son mari. Comble de l'injustice !  il l'avait quittée pour une autre femme qui avait un fils de l'âge du sien ! 
Maurice ressentit doublement la honte et la cruauté de cet abandon infligé à sa mère pourtant bonne ménagère et excellente cuisinière - je me souviens de son andouille de Cambrai avec émotion - Il devint désormais l'unique homme de sa vie, celui qui la consolait de son profond malheur.
Elle avait une très jolie voix, contrairement à ma mère, sa cadette, qui chantait faux.
Dans les repas de famille, alors que Maurice était bien vivant, elle chantait d'une voix flûtée, haut perchée, une chanson dont voici les paroles. "Quand le soleil descend à l'horizon, à Saïgon, les élégantes s'apprêtent et s'en vont de leur maison, à petits pas, à petits cris, au milieu des jardins fleuris où volent les oiseaux jolis du paradis ...
Le refrain était grandiose.
Nuits de chine, nuits câlines, nuits d'amour, nuits d'ivresse, de tendresse, où l'on croit rêver jusqu'au lever du jour.
Nuits de chine, nuits câlines nuits d'amour".
Cette chanson était son morceau de bravoure, à égalité avec un autre fleuron de l'exotisme "les jolis soirs dans les jardins de l'Alhambra".
Prisonnière de ces chansons qui agissaient sur elle à la manière des sortilèges, Tante Lydie pouvait-elle, une seconde entrevoir l'atroce vérité, le cadavre de son fils laissé sans sépulture sur la route de la désespérance ?
Elle écrivit de nombreuses lettres au Ministère des Anciens Combattants, réclamant le corps de son fils ; on lui demanda de constituer un dossier et elle fit tant et si bien qu'elle dut mettre le service dans l'embarras.
On lui répondit enfin clairement le 12 septembre 1957, soit plus de trois ans après le décès supposé de Maurice. Je cite quelques extraits : 
"J'ai l'honneur de vous faire savoir que la déclaration du Capitaine Hurtre, qui était déjà en ma possession, confirme bien la présence en captivité, mais indique par ailleurs, que votre fils étant vers le 10 juillet 1954 d'une faiblesse extrême et dans un état désespéré fut laissé sur place à Hoi Xuan avec quelques camarades dans le même état ; le déclarant ajoute qu'il suppose qu'il y est décédé puisque nul ne l'a jamais revu par la suite.
A deux reprises, les autorités de l'armée populaire vietnamienne ont été priées de faire des recherches, celles-ci ont été négatives, elles ont fait connaître que le nom de ce militaire ne figurait pas parmi ceux des prisonniers.
Néanmoins, une nouvelle demande est faite auprès de notre ambassade aux fins de faire effectuer de nouvelles recherches pour confirmer ou infirmer le décès.
Il ne faut toutefois pas fonder de grands espoirs sur une réponse précise des autorités vietnamiennes, du fait que les prisonniers de guerre n'étaient contrôlés et enregistrés qu'à leur arrivée dans les camps définitifs et que ceux qui malheureusement sont décédés dans des camps provisoires ou en cours de route ne leur ont jamais été signalés, les gardiens de camps ou de convois ignorant l'identité des prisonniers et n'en possédant que le nombre".
Le petit Maurice qu'elle avait tant aimé et dorloté dans sa tendre enfance n'était donc qu'un chiffre !  Que n'est-il mort les armes à la main !  Disparaître de cette manière est tout à fait atroce.
Je n'ose plus mentionner la symbolique du casque ou si je m'en sers à nouveau, c'est pour évoquer l'anecdote qui veut qu'Hô Chi Minh ait donné à son entourage son interprétation de la bataille de Dien-Bien-Phu. Il avait placé un casque sur le sol puis l'avait retourné d'un coup de pied. Ce casque qui avait été la gloire de l'armée française - il avait coiffé les grands chefs Leclerc et De Lattre de Tassigny - subissait donc le sort du casque gaulois. La belle chevelure de Vercingétorix ondulait sous les ailes du casque.
Qu'était-elle devenue, sept ans plus tard, après que Vercingétorix enchaîné au char de son vainqueur, Jules César, le jour de son triomphe, eut été le soir même égorgé ? 
Je relis la fiche signalétique de Maurice. Taille : 1,70 m, Visage : allongé, cheveux blonds, front : bas, Nez : sinueux, Yeux : bleus.
Rien qui le signale comme une bête de guerre qu'on exhibe après la défaite.
Que signifiaient donc ces huit cents kilomètres qu'on les contraignit à accomplir ? 
Qui pourra, un jour, établir l'itinéraire précis de cette marche épuisante et inutile, juste destinée à faire mourir sans bruit et sans violence, un art consommé de la torture qui ne laisse pas de traces.
Sans doute le général Giap pressentait-il que cette victoire, pour glorieuse qu'elle fût, ne serait pas la dernière. Il ne pouvait s'offrir le luxe d'un général romain attendant patiemment l'heure de la parade ;  alors il ordonna ce traitement destiné à venger à titre posthume la mort de tous les bo doï qui, par vagues déferlantes, avaient été hâchés par l'artillerie ou achevés par des soldats déterminés, payés pour donner à la France son aura de gloire et la sacralisation de son nom.
Ne vous êtes-vous pas trompé de cible, mon général ?  Ces mercenaires, regardez les bien, ils ressemblent comme des frères à ces bo doï devenus martyrs.
Des Maurice qui veulent offrir un peu de rêve à leur mère, il y en avait des centaines ! Pourquoi les avoir ainsi broyés ? 
Ils étaient vaincus, n'était-ce pas suffisant ? Ce simple mot "vaincu" est terrible. Nul doute qu'ils l'auraient eu sur le coeur jusqu'à leur dernier souffle.
Mais il est vrai que la cruauté du châtiment semble être à la mesure de leur vaillance.
Il fallait les faire souffrir, ils le méritaient ! 
Si j'étais corse, je chanterais d'admirables chansons, mais comme je suis originaire de ces plaines du nord où ondulent les blés, je tresse les mots comme je le faisais petite fille avec les bleuets et les coquelicots.
J'étais, paraît-il, charmante lorsque j'étais très jeune - Chacun rendait hommage à ma beauté et je me laissais aduler comme une reine sans protester.
Je n'ai aucun souvenir d'une scène qui m'a été rapportée par mon frère.
Dans les bras du cousin Maurice, fou de musique, je valsais éperdument sur un air de musette. "Petit bal du samedi soir". Quel chagrin secret cet engouement pour une petite fille cachait-il ? 
Plus tard, débarrassée de cette beauté qui m'était un fardeau, rendue enfin à moi-même, j'ai souri de la versatilité des hommes qui attachent tant d'importance à un joli minois sans s'intéresser à l'essentiel, le coeur .... Néanmoins, rétrospectivement, je suis très heureuse d'avoir pu apporter un peu de bonheur à ce cousin que je n'ai fait qu'entrevoir et dont j'ai suivi le bouleversant itinéraire. Je m'étonne d'avoir conservé intactes, dans ma mémoire, toutes les phrases prononcées par ma tante Lydie. J'ai la curieuse impression de les avoir engrangées, soigneusement mises de côté afin de les faire resurgir un jour, quand le moment serait venu.
Ne dit-on pas qu'un homme ne peut pas réellement mourir s'il est pleuré sincèrement par une femme ? 
Maurice, tu es vivant, je ne veux pas laisser l'oubli te ronger comme l'ont fait les rats de ton cadavre, j'ai décidé de prendre la relève et de te porter en mon coeur jusqu'à la fin de mes jours. Peut-être trouverai-je, avant de mourir, une jeune fille qui se penchera sur des photos jaunies et qui fredonnera pieusement comme le faisait ta mère.
Nuits de chine, nuits câlines, nuits d'amour ? 

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