dimanche 4 mars 2012

Les Royaumes Oubliés



Dans notre imaginaire, des royaumes voguent à la manière des liserons d’eau et éclosent sous forme d’îlots où nous aimons nous réfugier : ce sont les royaumes oubliés de notre enfance et des paradis que nous n’avons pas choisis en pensant qu’ils ne nous conviendraient pas.
Une multitude de personnages connus, aimés ou à peine entrevus se pressent aux abords de ces royaumes et nous fixent de leurs yeux éteints. Il suffit d’un peu de poudre magique, mélange de quartz rose et de larmes bleutées pour leur rendre vitalité et postures pimpantes, à l’image de notre souvenir.
Le décor familier de l’un de ces royaumes est un quai de gare où se pressent des voyageurs qui contournent invariablement une horloge au cadran cassé comme dans Les Fraises Sauvages d’Ingmar Bergman. Jeune fille, professeur vieillissant aux lunettes cerclées d’or agitent un mouchoir blanc et me font signe de les rejoindre mais je ne suis pas pressée car un autre royaume m’attend. C’est une sorte de café, à ce détail près qu’il est universitaire. Je m’y rends souvent après les cours et j’y rejoins un ami excentrique. Il alterne bières et cafés et trouve toujours le bon mot pour rire. Je suis le seul élément féminin de son groupe car j’ai vite compris que cet être léonin usait de sarcasmes pour ne pas montrer le défaut de sa cuirasse, un cœur sensible et aimant.
Avec lui, tous les hommes se nomment Alfred et les femmes Alfréda. Ce dénominateur très commode lorsqu’on est au sein du groupe devient problématique quand on veut désigner une personne qui évolue hors du cercle protecteur.
Alfred qui se nomme en réalité Miguel Risbès est issu d’une famille noble et riche. Il pratique le baisemain comme personne. Le jugeant inapte à la vie courante, sa famille l’a placé sous tutelle, comme Baudelaire. Voulant signifier son appartenance à un monde diversifié, il a placardé sur la porte de son logement lillois la mention suivante : Risbès l’éclectique. Comme son appartement se situe dans un quartier populaire, des voisins ont confondu éclectique et électrique et sont venus lui apporter des fers à repasser à réparer ! Cette histoire régale les amis et son grand rire sonore, presque rabelaisien, couvre les conversations des étudiants qui regardent avec pitié ce géant rocambolesque dont la barbe flamboie comme un soleil.
Mais je reçois un signe et embarque pour un royaume oriental où se succèdent rues étroites, marchés colorés et maisons obscures pour se garder de la chaleur parfois étouffante.
Le parfum des orangers, le bruit des calèches, les salles de cinéma bruyantes où chacun manifeste ses émotions, les salles de cours où des élèves attentifs se ruent à mon bureau lors de la récréation, tout cela me revient à la fois. Les élèves admirent mon stylo plume or et j’imagine qu’à leurs yeux il s’agit d’un attribut professoral sans équivoque.
Un jour, on vient chercher un élève puis on me le rend avec tous les symptômes d’un passage à tabac en règle. Quel est son crime ? Il a écrit une lettre d’amour à une fille du lycée qui l’a remise à son père ! On me montre l’objet du délit et j’y découvre les éléments fleuris d’une prose romanesque, en aucune façon irrévérencieuse. Je ne peux m’empêcher de penser que j’aurais été heureuse qu’un garçon m’écrive une semblable lettre lorsque j’étais au lycée mais dans la salle de classe où trône le portrait de Mohammed V bien que le roi présent soit Hassan II, je sais que je ne vis pas en France et qu’il ne m’est pas possible d’exprimer des idées qui pourraient être jugées subversives et me valoir un billet de retour pour mon pays d’origine !
Alors j’essaie de feindre la sévérité mais je crois, Dieu merci, que mes élèves ne sont pas dupes. De mon côté, je perce un secret, dévoilant l’une de mes illusions. L’un d’eux avait souhaité faire un exposé sur La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau où les lettres d’amour apparaissent sous un arrangement épistolaire assez complexe et j’admirais ces jeunes gens pour leur intérêt dédié aux Belles Lettres.
Dans la lettre de mon grand fripon, j’avais retrouvé des éléments empruntés à Jean-Jacques Rousseau !
Les royaumes oubliés se bousculent à ma porte et je crois pouvoir embarquer prochainement pour d’autres Cythère !      

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