lundi 17 septembre 2012

Les rivières gelées



 Organdi, tulle, nylon de la première génération, tabliers brodés, robes de laine… j’ai vécu les premières années de ma vie dans une ambiance rythmée par les coups de pédale donnés à sa machine à coudre Singer par une mère vouée à la beauté du linge, de la couture et des toilettes originales.
Ensuite j’ai connu un autre univers, triste et gris avec porte-plumes et encriers, le tout pour écrire sur une table inclinée, s’ouvrant sur un casier où l’on rangeait les cahiers. J’aimais par-dessus tout ce qui se référait à la lecture. Il y avait une petite bibliothèque et je dévorais les livres. C’est l’institutrice qui choisissait les ouvrages et comme je figurais au nombre des privilégiées, je devais souvent me contenter d’un second choix. Mes petites camarades peinaient à déchiffrer le français et c’est ainsi qu’un jour, il ne resta pour moi qu’un vieux livre de lecture nommé L’Anneau d’Alma. C’était un livre destiné à la classe car il y avait des exercices lexicaux et grammaticaux à la fin de chaque chapitre. Le livre était presque repoussant tant il avait été malmené, écorné et du sparadrap jauni, réparait tant bien que mal des déchirures. Et pourtant le contenu du livre m’émerveilla. C’était un conte découpé en séquences dont le personnage principal était une rivière, la Dordogne. Une jeune fille nommée Félicia en était l’âme ; elle était pourchassée par Malvina, la sorcière qui voulait multiplier les obstacles pour tarir les eaux profondes. Au moment où Félicia, épuisée, allait être rattrapée et mourir avec la rivière agonisante, l’anneau d’Alma, un élément magique lui était offert par un aigle et la sorcière était instantanément pulvérisée tandis que Félicia retrouvait toute sa beauté, nageant avec bonheur dans une eau pleine de vigueur et d’éternelle lumière blonde.
Ceux qui ont lu mes contes voient ici se déployer la matrice de mes créations vagabondes, allant de çà, de là, sur les cailloux blancs du lit de la rivière, mon héroïne cachée.
Lorsque je rentrais à la maison, après la classe, je n’avais pas le loisir de parler de mes émotions car pour des parents traumatisés par les affres de la seconde guerre mondiale assortie de privations, les préoccupations étaient essentiellement tournées vers la nourriture. La guerre était finie mais il y avait encore des tickets de rationnement et mon père faisait des kilomètres à bicyclette pour s’approvisionner en café en Belgique.
Les retours à la maison après la classe étaient embaumés par du pain perdu saupoudré de cassonade, de chocolat chaud, et plus tard, comble de luxe, de pain d’épices acheté au marché. Ma mère partait avec un billet de mille francs afin de ne pas trop dépenser mais elle se laissait toujours tenter par un article et laissait une petite ardoise que je devais taire à tout prix à mon père. Puis ce furent les années lycée, assorties parfois d’internat, très dures pour une petite villageoise car s’il est vrai que j’étais la reine du savoir en mon village, il n’en était plus de même dans le lycée d’une grande ville. Néanmoins, je gardai des places de première en rédaction et en histoire. Je souffris beaucoup durant ces années d’études mais je me pris peu à peu au jeu de la passion pour la littérature et je me retrouvai avec étonnement et joie dans une salle de classe mais cette fois, sur l’estrade du professeur.
Catapultée dans l’univers enseignant sans avoir suivi de formation, je me trouvai tout à coup à la rentrée face à une classe de sixième alors que je me sentais encore proche de l’enfance. Durant la rencontre préliminaire avec les enseignants et la terrible principale qui manageait son petit monde d’une poigne de fer, j’avais demandé ce que je devais faire précisément en ce jour de rentrée et l’on m’avait rassurée en précisant que je n’aurais quasiment rien à faire, étant donné que l’on distribuerait livres et matériel et que des consignes générales seraient données aux élèves par le professeur principal, chevronné et habitué à ce genre d’exercice.
En fait, toutes les tâches matérielles furent expédiées en un temps record par ce professeur d’histoire géographie à l’autorité naturelle, ce qui n’était pas mon cas et je dus faire face aux regards interrogateurs de ces enfants à qui je devais enseigner le français et une initiation conséquente au latin.
Pour meubler l’espace-temps, j’écrivis au tableau un poème que j’avais beaucoup aimé en classe de cinquième et que je connaissais encore par cœur. Il s’agissait d’un poème de Maurice Maeterlinck et il y était question d’une fée : « Dès qu’Urgèle apparut, en robe verte et blonde, et qu’elle leur sourit avec simplicité, l’un des enfants lui dit : c’est l’hiver sur le monde, non dit-elle c’est l’été… » Au premier rang, il y avait un élève qui fronçait les sourcils. Il leva le doigt avec beaucoup de fermeté pour me poser une question que je trouvai étrange sur le coup : « Qu’est-ce que c’est les fées ? ».
Un peu désarçonnée, je donnai une réponse mais je vis bien que je n’avais nullement convaincu Francis Lebrun, rationnel et carré. Il m’aida beaucoup à évoluer positivement dans le monde professionnel, m’obligeant à apporter, à l’avance, une réponse à une éventuelle remise en question de mon univers personnel. Le même levait le doigt lorsque je parlais d’un auteur : « Il est mort ? », manifestement déçu lorsque je répondais positivement. C’est grâce à lui que je me mis en quête d’auteurs vivants et que, par la suite, je fis connaître à mes élèves Eugène Guillevic, Patrick Poivre d’Arvor pour son livre Les Enfants de l’Aube et des écrivains rennais que j’accueillis en classe, Évelyne Brisou Pellen notamment qui répondit sans complexe à des questions concernant les rémunérations des écrivains.

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