mardi 25 décembre 2012

A Delphes




RENCONTRES ARTISTIQUES  ET LITTERAIRES
                                       A DELPHES 
             
Ulla avait la fâcheuse habitude de croire que les hommes pourraient la révéler à elle-même. Elle plantait hardiment son regard dans leurs yeux bleus verts ou noirs, elle rêvait devant les vitrines en admirant des cravates en soie, mais elle restait toujours aussi seule. Elle avait d'elle l'image d'un beau navire à la coque émaillée d’incertitude et le malheur voulait que les hommes eussent précisément d’elle cette même vision. Faire de ce beau navire nonchalant un magnifique trois-mâts toutes voiles déployées partant pour les îles lointaines, quelle tentation! Ulla les laissait rêver, car elle avait pitié de leur dénuement. Les terres d'Orient brûlaient en son cœur comme des bâtons d'encens et les poètes étaient les spectateurs de sa vie languissante.
Vint un jour cependant celui qui n’était pas comme les autres-. C'est étrange qu'il vienne toujours précisément cet être irréel par excellence... On espère qu'il sera beau, jeune, on le voit avec des yeux farouches, des cheveux fous, une haute taille, des colombes et des aigles perchés sur son épaule large... Un chevalier au dos étroit, allons donc !... Il vint, des pivoines à la main, de magnifiques pivoines au rose délicat de blancheur mêlées d’iris d'un bleu de mer si intense qu'elle éprouva le besoin de partir, elle qui menait une existence végétative d'une innocente volupté. Il suffisait qu'il l’appelât par son prénom pour qu'elle se sentît ivre de ces terres lointaines qui étaient jadis son fier apanage. Elle était la reine dépossédée, la reine heureuse, la reine sans nom, la reine au regard vide de sens, celle-là même qu'aucun chevalier du monde ne prendrait plus pour sa dame. Elle regardait la mer, se faisant une gloire de rester au port. Le seul navire dont elle rêvât à présent était un berceau rose et blanc, aux voiles irisées où voguerait l'enfant qui lui naîtrait. Quant aux bâtons d’encens qui brûlaient en son cœur, ils s'étaient transformés en cierges dont la lente consomption s’élevait vers le ciel en volutes de prières. Elle se souvint qu'une dame au tailleur myosotis lui avait souri en lui demandant le secret d'un joli geste qui se voulait simple esquisse et elle réalisa à ce moment précis - comment peut-on être précis dans une histoire aussi floue, tout le mystère est là - que toute sa vie n'avait été qu'une erreur... Elle n'avait cru qu’en elle sans imaginer le moins du monde avoir servi de prête-image à la plus belle des créatures qui existât sous les cieux. Terres lointaines, bâtons d'encens, cierges blancs n'étaient que les approches du personnage fantastique, unique objet de sa vie en forme de quête. D'excellente humeur, elle acheta un panier de cerises violettes avec le seul désir de les contempler, attendant que passe quelqu'un qui eût envie de les croquer et elle se sentit heureuse à la simple idée que ce quelqu'un puisse venir quand bien même elle ne le verrait pas. Tout était bien. Une flamme d'orangers s'échevelait au loin. Elle était la dame dans l'ombre. La lumière parait son âme d'opacité, tandis que déferlaient au loin l'écume et les perles d’un tableau inachevé et ses cheveux courts devenaient manteau, et elle se livrait entière à l’immensité du mystère en forme de nef. Qu’importait vraiment qu'elle partît un jour? La création n’était- elle pas mouvement et perfection, désordre et harmonie? Et celui qui n'était pas comme les autres devint merveilleusement classique parce qu'elle désirait qu'il en fût ainsi. Mais qui était Ulla? Peut-être pas une créature humaine, juste un rêve d'écume avec ou sans la divine musique de la mer qui roulait dans ses bras infinis les mots sans apparence de la dame au tailleur myosotis qui portait en proue un enfant divin prêt à s'élancer avec la sveltesse du dauphin...
(20 mai 1974.)

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